Huit ans de lait maternel : Mon choix, leur jugement

— Tu ne trouves pas que ça suffit, Monique ? Il a huit ans, bon sang !

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, incapable de répondre. Paul, mon fils, est dans sa chambre, sans doute en train de lire ou de dessiner. Il ne sait rien de cette conversation, du moins je l’espère.

Je m’appelle Monique. J’ai trente-sept ans, je vis à Lyon avec Paul, mon fils unique. Son père, François, est parti il y a deux ans. Il disait ne plus supporter cette situation, que je faisais du mal à Paul sans m’en rendre compte. « Tu l’étouffes », répétait-il. Mais moi, je croyais faire ce qu’il y avait de mieux pour lui.

Tout a commencé à la maternité de l’hôpital Édouard-Herriot. Paul était prématuré, si petit et fragile. Les médecins m’ont dit que le lait maternel serait sa meilleure chance. J’ai allaité, d’abord par nécessité, puis par amour. Les mois ont passé, puis les années. À chaque étape — la crèche, la maternelle — j’ai repoussé le moment du sevrage. Je voyais bien les regards en coin des autres mères à la sortie de l’école, les sourires gênés quand Paul réclamait « le lait de maman ».

François s’est d’abord montré compréhensif. Mais il a vite changé. Les disputes sont devenues quotidiennes. Un soir, il a hurlé :

— Tu veux qu’il devienne quoi ? Un marginal ? Un bébé à vie ?

J’ai pleuré toute la nuit. Mais au matin, je reprenais le rituel : Paul blotti contre moi, cherchant du réconfort dans ce geste devenu notre refuge secret.

Ma mère a fini par tout apprendre. Elle est venue un dimanche, sans prévenir. Elle a ouvert la porte de la chambre et nous a trouvés là, enlacés. Son visage s’est figé.

— Monique… Ce n’est pas normal.

Depuis ce jour-là, elle ne cesse de me harceler. Elle a même parlé au médecin de famille, le docteur Lefèvre. Il m’a convoquée :

— Vous savez, madame Martin, l’OMS recommande l’allaitement jusqu’à deux ans… Après, il faut penser à l’autonomie de l’enfant.

Mais Paul n’a jamais voulu arrêter. Il pleurait, se recroquevillait dans un coin si je refusais. Je me sentais piégée entre ses besoins et les attentes du monde entier.

À l’école primaire Jean-Macé, la directrice m’a convoquée après qu’un camarade a surpris Paul en train de parler de « boire le lait de maman ». J’ai senti la honte me brûler les joues.

— Madame Martin, il faut penser à son intégration sociale…

J’ai hoché la tête sans rien dire. Mais comment expliquer ce lien unique ? Comment justifier ce choix qui me semblait naturel mais qui devenait une faute aux yeux des autres ?

Les mois ont passé. François a quitté la maison. Ma mère a cessé de venir. Mes amies se sont éloignées une à une. Je me suis retrouvée seule avec Paul et ce secret qui n’en était plus un.

Un soir d’hiver, alors que Paul dormait déjà, j’ai ouvert mon ordinateur et tapé « allaitement prolongé France témoignages ». Je suis tombée sur des forums où d’autres femmes racontaient leur histoire — moqueries, solitude, parfois même signalements aux services sociaux. J’ai pleuré devant l’écran.

Un matin, Paul est rentré de l’école les yeux rouges.

— Maman… Pourquoi je ne suis pas comme les autres ?

J’ai senti mon cœur se briser.

— Tu es unique, mon chéri…

Mais il n’a pas souri. Il s’est enfermé dans sa chambre et n’a plus voulu parler pendant des heures.

C’est ce jour-là que j’ai compris que mon choix n’était plus seulement le mien. Que je devais penser à lui autrement qu’à travers mes peurs ou mes convictions.

J’ai pris rendez-vous avec une psychologue spécialisée dans la parentalité, Madame Dupuis. Elle m’a écoutée sans juger.

— Vous avez fait ce que vous pensiez juste… Mais il est temps d’accompagner Paul vers une autre forme d’autonomie.

Nous avons commencé un travail ensemble. Les premières semaines ont été terribles : crises de larmes, insomnies… Mais peu à peu, Paul a accepté le changement. Il s’est rapproché d’autres enfants à l’école. J’ai recommencé à sortir un peu, à revoir quelques amies.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait du mal à mon fils ou si j’ai simplement été une mère trop aimante dans un monde qui ne tolère pas la différence.

Parfois je me regarde dans le miroir et je me demande : où se trouve la frontière entre l’amour maternel et l’étouffement ? Qui décide ce qui est normal ou non ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour pour votre enfant ?