Frère, jusqu’où va l’obligation familiale ?

« Tu pourrais venir samedi, non ? J’ai vraiment besoin de toi pour casser la cloison. »

La voix de Paul résonne dans le combiné, sèche, presque autoritaire. Je serre les dents. Il ne demande pas, il exige. Je regarde autour de moi : mon salon est encore en chantier, les cartons s’empilent depuis des semaines. Je n’ai pas eu un seul coup de main quand j’ai déménagé, pas même un message d’encouragement. Pourtant, je sens la vieille culpabilité monter, celle qui me serre le ventre depuis l’enfance.

« Tu sais, Paul, j’ai aussi pas mal de choses à faire chez moi… »

Il soupire bruyamment. « Oui, mais toi t’es bricoleur. Moi, sans toi, je vais jamais y arriver. »

Je me tais. Les souvenirs affluent : les Noëls où il prenait toujours la plus grosse part de bûche, les anniversaires où il oubliait mon cadeau mais attendait le sien avec impatience. Maman disait toujours : « Il est comme ça, ton frère. Il faut l’accepter. » Mais pourquoi est-ce toujours à moi de céder ?

Le samedi arrive. Je me retrouve devant sa maison à Saint-Maur-des-Fossés, les bras chargés d’outils. Il m’accueille à peine, déjà pressé de commencer. « T’as pris la perceuse ? » Pas un merci. Pas un sourire.

On attaque le mur du salon. La poussière vole, le bruit assourdit. Paul râle : « Fais gaffe, tu vas tout casser ! » Je ravale ma colère. Je repense à mon propre appartement, à ces week-ends où j’aurais eu besoin d’aide pour monter ma cuisine IKEA. Paul n’était jamais disponible : « J’ai foot », « J’ai un rencard », « J’suis crevé ». Mais aujourd’hui, il trouve normal que je sois là.

À midi, il sort deux bières du frigo et s’affale sur le canapé. « Tu veux une pizza ? » Je hoche la tête, épuisé. Le silence s’installe. Je le regarde : il a l’air fatigué, plus vieux que ses trente-cinq ans. Peut-être que lui aussi porte des blessures invisibles.

« Tu te souviens quand on a repeint la chambre chez maman ? » je lance timidement.

Il hausse les épaules. « Ouais… C’est toi qui avais tout fait, non ? »

Je souris tristement. Toujours la même histoire.

Après le repas, il reçoit un appel et s’éclipse dans le jardin. J’entends sa voix monter : « Oui, t’inquiète, mon frère gère tout ! » Mon frère gère tout…

Je me sens vidé. Pourquoi est-ce toujours moi qui porte ? Pourquoi ai-je si peur de dire non ?

Le soir tombe. Je m’apprête à partir. Paul me lance : « On remet ça samedi prochain ? »

Cette fois, je sens quelque chose craquer en moi.

« Écoute Paul… J’ai besoin qu’on parle. »

Il fronce les sourcils : « Quoi encore ? »

Je prends une grande inspiration :

« Tu sais, j’aurais aimé que tu sois là pour moi aussi, parfois. Quand j’ai eu besoin d’aide pour mon déménagement ou mes travaux… Tu n’étais jamais disponible. Mais là, tu attends de moi que je sois présent sans poser de questions. Tu trouves ça normal ? »

Il détourne les yeux, gêné.

« C’est pas pareil… Toi t’es débrouillard… Moi j’suis paumé avec tout ça… »

Je sens la colère monter :

« Mais justement ! C’est pas parce que je sais faire que je dois tout faire pour toi ! J’ai aussi mes limites, Paul. J’ai aussi besoin qu’on prenne soin de moi parfois ! »

Un silence lourd s’installe. Il ne répond pas tout de suite.

« J’suis désolé… J’y ai pas pensé… »

Je hoche la tête, partagé entre soulagement et tristesse.

Sur le chemin du retour, je repense à notre enfance. À toutes ces fois où j’ai pris sur moi pour éviter les disputes, pour que tout roule dans la famille. Mais à force de donner sans recevoir, on finit par se perdre soi-même.

Est-ce que c’est ça, être frère ? Toujours donner sans rien attendre ? Où sont les limites entre l’amour et le sacrifice ?

Et vous… Jusqu’où iriez-vous par loyauté familiale ?