Entre les murs de la maison familiale : le choix impossible
« Tu ne comprends donc rien, maman ! » La voix de Lucas résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un appui dans la chaleur du liquide. Il vient de claquer la porte, laissant derrière lui un silence lourd, presque oppressant. Depuis des semaines, il insiste : il veut partir vivre dans la vieille maison de famille à Saint-Julien-sur-Reyssouze, celle que mon père avait retapée de ses mains. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il veut tout quitter : ses amis, ses études à Lyon, notre vie ici.
Je me revois, il y a vingt ans, enceinte et seule, décidant de rester à Lyon pour offrir à mon fils toutes les chances que je n’avais pas eues. J’ai travaillé dur, parfois deux emplois à la fois, pour payer le loyer, les cours de piano, les vacances au Grau-du-Roi. Lucas a toujours été mon monde. Et voilà qu’aujourd’hui, il me demande de le laisser partir, comme si tout cela n’avait servi à rien.
Hier soir encore, il est rentré tard. Je l’attendais dans le salon, la lumière tamisée par l’abat-jour en dentelle. Il a jeté son sac sur le canapé et s’est assis en face de moi.
— Maman, il faut qu’on parle.
J’ai senti mon cœur se serrer. Il avait ce ton grave qu’il prend quand il a pris une décision.
— Je veux aller vivre à Saint-Julien. J’ai besoin d’air, de calme. Ici, j’étouffe.
J’ai voulu protester, lui rappeler ses études, ses amis, la sécurité de notre appartement. Mais il m’a coupée :
— Tu ne comprends pas ! J’ai l’impression d’être un étranger dans ma propre vie. Là-bas, je pourrais écrire, travailler sur mes projets… Je ne te demande pas ton argent, juste ta confiance.
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai pensé à toutes ces années où j’ai tout sacrifié pour lui. Et maintenant ? Il veut partir loin de moi ?
Le lendemain matin, j’ai appelé ma sœur, Claire. Elle a toujours eu ce don pour relativiser.
— Hélène, tu ne peux pas le retenir éternellement. Il a vingt-deux ans…
— Mais il n’est pas prêt ! Et cette maison… Elle est vieille, humide… Il n’y a même pas Internet !
— Peut-être qu’il a besoin de ça justement. Laisse-le essayer.
Mais comment lâcher prise ? Comment accepter que mon fils veuille vivre une vie différente de celle que j’avais rêvée pour lui ?
Les jours suivants ont été tendus. Lucas évitait la conversation. Je faisais semblant de ne rien voir, mais chaque silence était une blessure supplémentaire. Un soir, alors que je préparais le dîner, il est venu s’asseoir à côté de moi.
— Maman… Je sais que tu as peur pour moi. Mais je ne suis plus un enfant. Laisse-moi essayer.
J’ai senti les larmes monter. J’ai voulu lui dire que j’avais peur qu’il se perde, qu’il échoue… Mais je me suis tue. Peut-être avais-je plus peur de rester seule que pour lui réellement.
Le week-end suivant, nous sommes allés ensemble à Saint-Julien. La maison était telle que dans mes souvenirs : les volets bleus écaillés, le jardin envahi par les herbes folles. Lucas avait les yeux brillants d’excitation.
— Tu vois ? Ici je pourrais être moi-même.
J’ai regardé autour de moi : la vieille balançoire rouillée où il jouait enfant, le figuier sous lequel mon père lisait le journal… Un flot d’émotions m’a submergée.
De retour à Lyon, j’ai passé la nuit à tourner en rond dans l’appartement vide. J’ai repensé à ma propre jeunesse, à mes rêves avortés par la peur et la nécessité. Peut-être devais-je lui offrir ce que je n’avais jamais eu : la liberté de choisir sa vie.
Le lendemain matin, j’ai frappé doucement à sa porte.
— Lucas… Si tu veux vraiment partir… Je t’aiderai à t’installer.
Il m’a regardée avec une gratitude mêlée d’inquiétude.
— Merci maman…
Nous avons passé la semaine suivante à préparer son départ : cartons de livres, vaisselle dépareillée, vieux tapis du salon. Chaque objet emballé était comme un morceau de notre histoire commune qui s’en allait avec lui.
Le jour J est arrivé trop vite. Sur le quai de la gare de Lyon-Part-Dieu, je l’ai serré fort contre moi.
— Promets-moi d’appeler tous les jours.
Il a souri :
— Promis.
Le train est parti. Je suis restée là longtemps après son départ, incapable de bouger.
Aujourd’hui, l’appartement est silencieux. Parfois je me surprends à écouter si sa clé tourne dans la serrure. Il m’appelle souvent ; il me raconte ses journées au jardin, ses soirées devant la cheminée… Il semble heureux.
Mais au fond de moi subsiste cette question lancinante : ai-je fait le bon choix en le laissant partir ? Aurais-je dû insister pour qu’il reste ? Ou bien est-ce cela aimer vraiment : accepter que ceux qu’on aime prennent leur envol même si cela nous brise le cœur ?
Et vous… Auriez-vous eu la force de laisser partir votre enfant ?