Entre le sang et les larmes : quand ma mère a choisi sa sœur plutôt que moi
« Tu comprends, Camille, ta tante a vraiment besoin de moi en ce moment. »
Cette phrase, je l’ai entendue pour la première fois un soir de décembre, alors que je venais d’avoir seize ans. Je venais d’apprendre que ma mère, Isabelle, ne viendrait pas à la représentation de théâtre où je jouais le rôle principal. Elle avait promis, juré même, mais au dernier moment, elle avait choisi d’aller aider sa sœur, ma tante Sophie, qui venait de se séparer de son mari. J’étais restée seule dans les coulisses, le cœur serré, les yeux embués de larmes que je m’interdisais de laisser couler devant mes camarades.
Ce soir-là, j’ai compris que dans notre famille, la loyauté ne se partageait pas toujours équitablement. Ma mère et sa sœur étaient inséparables depuis l’enfance. On racontait souvent à table comment elles avaient traversé la vie main dans la main, affrontant la maladie de leur père, la pauvreté après la crise des années 90 à Lille, et les petits boulots pour payer leurs études. Mais moi ? J’étais arrivée plus tard dans cette histoire, comme un personnage secondaire dans un roman déjà bien entamé.
Les années ont passé, et ce schéma s’est répété. À chaque moment important de ma vie – mon bac, mon premier chagrin d’amour, mon déménagement à Paris pour mes études – ma mère semblait toujours avoir une urgence du côté de Sophie. « Camille, ta tante a besoin de moi pour garder les enfants », « Camille, Sophie traverse une mauvaise passe », « Camille, tu comprends… » Mais non, je ne comprenais pas. Ou plutôt, je ne voulais plus comprendre.
Un jour, j’ai explosé. C’était lors d’un déjeuner dominical chez mes grands-parents à Arras. Toute la famille était réunie autour du poulet rôti et des frites maison. Ma mère riait avec Sophie dans la cuisine pendant que je débarrassais seule la table. Mon cousin Paul m’a lancé : « Tu sais, t’es vraiment courageuse d’être toujours là alors que ta mère t’oublie tout le temps ! »
J’ai senti la colère monter en moi comme une vague prête à tout emporter. J’ai claqué les assiettes sur la table et j’ai crié :
— Pourquoi c’est toujours elle d’abord ? Pourquoi tu ne peux pas être là pour moi une seule fois ?
Le silence s’est abattu sur la pièce. Ma mère m’a regardée comme si elle me découvrait pour la première fois.
— Camille… Ce n’est pas ce que tu crois…
Mais c’était exactement ce que je croyais. Je suis sortie en courant dans le jardin détrempé par la pluie du Nord. Les gouttes froides sur mon visage se mêlaient à mes larmes brûlantes.
Cette scène a marqué un tournant. J’ai commencé à prendre mes distances. J’ai arrêté d’appeler tous les soirs, j’ai décliné les invitations aux repas familiaux. Je me suis réfugiée dans mes études de psychologie à Paris, espérant trouver dans les livres une explication à cette douleur sourde qui me rongeait.
Mais même loin, le manque restait là. Je voyais sur Facebook les photos de ma mère et de Sophie en vacances à La Baule avec leurs enfants respectifs – sans moi. J’enviais cette complicité dont j’étais exclue. Je me demandais sans cesse : qu’est-ce qui cloche chez moi ? Pourquoi ne suis-je jamais la priorité ?
Un soir d’hiver, alors que je révisais pour mes partiels dans mon petit studio du 18ème arrondissement, ma mère m’a appelée en larmes. Sophie venait d’être hospitalisée après une tentative de suicide. Ma mère était effondrée :
— Camille, j’ai tellement peur de la perdre… Je ne sais pas quoi faire…
J’ai senti mon cœur se serrer. Malgré tout ce que j’avais ressenti, malgré la colère et la tristesse accumulées, j’ai pris le premier train pour Lille le lendemain matin.
À l’hôpital, j’ai vu ma mère assise au chevet de Sophie, lui tenant la main comme une enfant perdue. Quand elle m’a vue entrer, elle s’est levée et m’a serrée fort contre elle.
— Merci d’être venue… Je suis désolée pour tout ce que tu as pu ressentir… Tu comptes autant que Sophie pour moi…
Je n’ai pas su quoi répondre. Les mots restaient coincés dans ma gorge. Je voyais bien qu’elle souffrait aussi, prisonnière d’une fidélité ancienne qui lui dictait ses choix.
Après cet épisode, notre relation a changé. Nous avons commencé une thérapie familiale avec une psychologue du quartier Gambetta. J’ai pu dire tout ce que j’avais sur le cœur : la solitude, le sentiment d’abandon, l’impression d’être invisible face à leur duo fusionnel.
Ma mère a reconnu ses erreurs mais m’a aussi expliqué ses peurs : « J’ai toujours eu peur que Sophie s’effondre sans moi… Mais je n’ai pas vu que toi aussi tu avais besoin de moi. »
Petit à petit, nous avons appris à nous parler autrement. J’ai compris qu’elle n’était pas parfaite – juste humaine, avec ses failles et ses blessures anciennes. J’ai aussi compris que pardonner ne voulait pas dire oublier ou excuser tout.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de ressentir une pointe de jalousie ou de tristesse quand je vois ma mère et Sophie partager des moments complices sans moi. Mais j’essaie de construire ma propre place dans cette famille cabossée.
Est-ce que la famille doit toujours rimer avec loyauté ? Peut-on vraiment pardonner sans jamais oublier ? Et vous, avez-vous déjà eu l’impression d’être mis(e) de côté par ceux qui devraient vous aimer inconditionnellement ?