Entre le sang et le choix : Mon père veut décider de ma vie

« Camille, tu vas finir seule, tu comprends ça ? » La voix de mon père claque dans la cuisine, entre le bruit du micro-ondes et le tic-tac de l’horloge. Je serre la tasse de thé brûlante entre mes mains, comme si la chaleur pouvait me protéger de ses mots. Il est debout, massif, les bras croisés sur sa chemise à carreaux, le regard dur. Maman, elle, s’agite en silence derrière lui, rangeant des assiettes déjà propres.

« Papa, j’ai 29 ans, pas 49. Je ne suis pas pressée… »

Il lève les yeux au ciel. « Tu crois que la vie t’attend ? Tu crois que tu as tout ton temps ? Regarde ta cousine Élodie : deux enfants, un mari, une maison à Nantes ! Et toi ? Toujours à courir après tes rêves d’artiste à Paris… »

Je sens la colère monter. Je voudrais crier que je ne suis pas Élodie, que je n’ai jamais voulu cette vie-là. Mais je me retiens. J’ai appris à avaler mes mots pour éviter les tempêtes. Pourtant ce soir, il va trop loin.

« Si tu continues comme ça, Camille, je te coupe tout. Plus d’aide pour ton loyer, plus rien ! Tu veux être adulte ? Assume ! »

Le silence tombe. Maman s’arrête net, une assiette dans la main. Je sens mes joues brûler. J’ai envie de pleurer mais je me force à sourire.

« Très bien, papa. Fais-le si ça te chante. Mais je ne ferai pas un enfant pour te faire plaisir. »

Il sort de la pièce en claquant la porte. Maman me regarde avec des yeux tristes. « Il ne comprend pas… Il a peur pour toi, c’est tout. »

Je monte dans ma chambre d’ado – toujours la même depuis mes 15 ans – et je m’effondre sur le lit. Les posters d’artistes français me regardent avec compassion. Je repense à toutes ces années où j’ai essayé d’être la fille parfaite : bonne élève, polie, discrète. Mais aujourd’hui, il me demande l’impossible.

Le lendemain matin, je prends le train pour Paris. Dans le wagon, je relis les messages de mon père : « Tu fais une erreur », « Tu vas regretter », « La famille c’est tout ». Je ferme les yeux et j’écoute le cliquetis des rails. Mon cœur bat trop vite.

À Paris, mon petit studio du 18ème m’accueille comme un cocon fragile. Je retrouve mes pinceaux, mes toiles inachevées. Je pense à Paul, mon compagnon depuis deux ans. Il comprend mes doutes, mes envies de liberté. Mais lui aussi commence à parler d’enfants…

Un soir, alors que nous dînons chez des amis – Claire et Julien, jeunes parents épuisés – la question tombe :

« Et vous alors ? C’est pour quand ? »

Paul sourit timidement. Moi je détourne les yeux.

Dans la rue en rentrant, il me prend la main :

« Tu sais… J’aimerais bien qu’on y pense sérieusement. Mais je veux que tu sois prête aussi. »

Je sens une boule dans ma gorge. Pourquoi tout le monde veut décider pour moi ? Pourquoi ce choix si intime devient-il une affaire publique ?

Les semaines passent. Mon père ne m’appelle plus. Maman m’envoie des messages discrets : « Ton père t’aime tu sais… » Mais moi je me sens seule au monde.

Un dimanche matin, alors que je peins la lumière grise sur les toits parisiens, mon téléphone sonne. C’est mon père.

« Camille… Je voulais te dire… Je ne comprends pas ta vie mais… tu restes ma fille. »

Sa voix tremble un peu. Je ferme les yeux.

« Papa… Je t’aime aussi. Mais laisse-moi choisir ma route. S’il te plaît… »

Il soupire longuement.

« Tu sais… Quand ta mère et moi on t’a eue, on était jeunes aussi. On avait peur. Mais on s’est lancés… »

Je souris tristement.

« Peut-être que moi aussi j’aurai peur toute ma vie… Ou peut-être que je n’aurai jamais envie de sauter ce pas. Est-ce que tu pourras m’aimer quand même ? »

Il ne répond pas tout de suite.

Ce soir-là, je regarde Paris s’endormir sous la pluie et je me demande : pourquoi faut-il toujours choisir entre être soi-même et rendre fiers ceux qu’on aime ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux sans blesser personne ?