Entre le devoir et le manque d’amour : l’histoire d’une fille et de sa mère

« Camille, tu pourrais au moins faire ça pour moi. »

Sa voix, sèche comme une branche morte, me transperce alors que je tiens encore la poignée de la porte. Je viens à peine d’arriver chez elle, les bras chargés de courses, le cœur lourd d’appréhension. Elle ne me regarde même pas, absorbée par son émission préférée sur France 2. Je pose les sacs sur la table, essayant de masquer le tremblement de mes mains.

« Tu pourrais dire bonjour, maman. »

Elle hausse les épaules, indifférente. « On n’a pas besoin de formalités entre nous. »

Ce « nous » me fait mal. Il n’a jamais existé de « nous », pas vraiment. Depuis mon enfance à Lyon, j’ai grandi dans l’ombre de son indifférence. Mon père est parti quand j’avais huit ans, fatigué par ses reproches constants et son incapacité à exprimer la moindre tendresse. Moi, je suis restée, espérant chaque jour qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle me dise qu’elle m’aimait. Mais tout ce que j’ai reçu, c’est cette froideur, cette distance glaciale qui me faisait douter de ma propre valeur.

Aujourd’hui, elle a 78 ans. Son arthrose la fait souffrir, elle ne sort presque plus. Elle dépend de moi pour ses courses, ses rendez-vous médicaux, ses papiers administratifs. Mais jamais un merci, jamais une excuse pour toutes ces années où elle m’a ignorée, où elle a préféré son jardin ou ses amies du club de bridge à ma présence.

« Tu sais que je ne peux pas porter ça toute seule », ajoute-t-elle en désignant les packs d’eau.

Je ravale ma colère. « Je sais, maman. »

Elle ne remarque rien. Elle ne remarque jamais rien.

Je me souviens d’un soir d’hiver, j’avais douze ans. J’étais tombée dans la cour du collège et je m’étais foulé la cheville. J’avais appelé à la maison en pleurant ; elle avait répondu sèchement : « Tu n’as qu’à rentrer en bus comme d’habitude. » Ce soir-là, j’ai compris que je ne pouvais compter que sur moi-même.

Aujourd’hui encore, cette blessure me brûle. Mais elle, elle agit comme si tout était normal, comme si notre passé était effacé par le simple fait qu’elle a besoin de moi maintenant.

« Tu pourrais aussi regarder si la chaudière fonctionne bien. J’ai eu froid cette nuit », dit-elle sans lever les yeux.

Je serre les dents. « Tu pourrais demander s’il te plaît ? »

Elle soupire, exaspérée : « Camille, tu es toujours aussi susceptible… Je suis ta mère, c’est normal que tu m’aides. »

Normal ? Qu’est-ce qui est normal dans notre histoire ?

Je repense à toutes ces fois où j’ai essayé de lui parler, de lui dire combien son absence me pesait. Elle détournait la conversation ou se mettait en colère : « Tu exagères toujours tout ! »

Un jour, j’ai osé lui demander pourquoi elle ne m’avait jamais dit qu’elle m’aimait. Elle a ri : « On ne disait pas ça dans ma famille. Ce sont des bêtises modernes ! »

Mais moi, j’en avais besoin.

Aujourd’hui, je suis adulte, divorcée depuis deux ans, avec une fille de seize ans qui s’appelle Léa. J’essaie d’être pour elle la mère que je n’ai jamais eue : présente, attentive, aimante. Mais parfois, la peur me rattrape : et si je reproduisais malgré moi les erreurs de ma mère ?

Léa m’a dit un jour : « Mamie est dure avec toi… Pourquoi tu continues à t’occuper d’elle ? »

Je n’ai pas su quoi répondre. Par devoir ? Par culpabilité ? Par espoir secret qu’un jour elle changerait ?

Ce soir-là, après avoir rangé les courses et vérifié la chaudière, je m’assois en face d’elle dans le salon. Elle regarde toujours la télé.

« Maman… Est-ce que tu regrettes quelque chose ? »

Elle fronce les sourcils : « Pourquoi tu me demandes ça ? »

Je sens mes yeux s’embuer mais je continue : « Est-ce que tu regrettes de ne pas avoir été plus proche de moi ? »

Un silence épais s’installe. Elle détourne le regard vers la fenêtre.

« On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a », murmure-t-elle finalement.

C’est tout ce que j’aurai.

En rentrant chez moi ce soir-là, je m’effondre sur le canapé. Léa vient s’asseoir près de moi et me prend la main.

« Tu sais maman… Moi je t’aime très fort. »

Je fonds en larmes.

Pourquoi est-ce si difficile d’aimer sans condition ? Pourquoi certains parents sont-ils incapables de donner ce dont leurs enfants ont tant besoin ? Est-ce à nous de réparer ce qui a été brisé ?