Entre le devoir et la douleur : Confessions d’une fille de Lyon

« Tu pourrais au moins me passer le verre d’eau, Camille. »

La voix de ma mère résonne dans la petite cuisine de son appartement lyonnais, sèche, sans merci. Je serre la mâchoire, pose le verre devant elle sans un mot. Elle ne me regarde même pas. Depuis que je suis revenue vivre chez elle pour l’aider après sa chute, chaque geste est une épreuve, chaque parole un rappel de notre histoire brisée.

Je m’appelle Camille. J’ai trente-huit ans et je n’ai jamais su ce que c’était d’être aimée par ma mère. Mariette, ma mère, a toujours été une femme dure, persuadée que la tendresse affaiblit. Petite, je guettais un sourire, une caresse, mais tout ce que je recevais, c’était des remarques acerbes : « Arrête de pleurnicher », « Tu n’es pas en sucre », « La vie n’est pas faite pour les faibles. »

Aujourd’hui, elle a soixante-dix ans. Son corps fatigué la trahit, mais son regard reste froid comme la Saône en hiver. Elle ne parle jamais du passé. Pour elle, il n’existe pas. Mais moi, je le porte comme une cicatrice invisible.

« Tu comptes rester plantée là toute la journée ? »

Je sursaute. Je m’étais perdue dans mes pensées. Je prends une grande inspiration.

— Maman, tu veux autre chose ?
— Non, c’est bon. Mais tu pourrais faire un effort pour être plus présente. On dirait que tu fais tout à contrecœur.

Je ravale mes larmes. Elle ne voit rien, ou fait semblant. Je me demande parfois si elle se rend compte du mal qu’elle m’a fait. Les anniversaires oubliés, les bulletins scolaires déchirés parce qu’ils n’étaient pas parfaits, les portes claquées…

Le soir venu, je m’effondre sur le canapé du salon. Mon téléphone vibre : un message de mon frère, Antoine. Il vit à Bordeaux depuis dix ans et ne revient qu’aux fêtes de famille — et encore, il trouve toujours une excuse pour partir plus tôt.

« Courage, Cam. Je sais que c’est dur avec elle. »

Je lui réponds à peine. Il a fui, lui aussi. Mais pourquoi est-ce toujours à moi de porter ce fardeau ?

Le lendemain matin, alors que je prépare le café, ma mère entre dans la cuisine en boitant légèrement.

— Tu sais, Camille… Je n’ai jamais eu la vie facile.

Je me fige. C’est la première fois qu’elle aborde le sujet.

— Je sais, maman.
— Non, tu ne sais pas. Ton père est parti quand tu avais six ans. J’ai dû tout faire toute seule.

Je sens la colère monter.

— Et moi alors ? Tu crois que c’était facile pour moi non plus ?

Elle me regarde enfin dans les yeux. Un silence lourd s’installe.

— Tu ne comprends pas…
— Non, maman ! C’est toi qui ne comprends pas ! J’aurais voulu que tu me prennes dans tes bras une seule fois… Juste une fois !

Sa bouche tremble légèrement. Elle détourne le regard.

— Ce n’est pas comme ça qu’on m’a élevée.

Je ris nerveusement.

— Et alors ? On n’est pas obligés de répéter les mêmes erreurs !

Elle ne répond pas. Je quitte la pièce en claquant la porte.

Les jours passent, rythmés par les soins à donner, les courses à faire, les silences pesants. Parfois, je surprends ma mère à me regarder avec une expression que je n’arrive pas à déchiffrer : regret ? tristesse ? peur ?

Un soir d’orage, alors que la pluie tambourine contre les vitres, elle m’appelle depuis sa chambre.

— Camille…

Sa voix est faible. Je m’approche du lit.

— Oui ?
— Tu crois qu’on peut réparer ce qui a été cassé ?

Je sens mon cœur se serrer.

— Je ne sais pas… Mais on peut essayer.

Elle me tend la main. Hésitante, je la prends dans la mienne. Sa peau est froide mais sa poigne étonnamment ferme.

— Je suis désolée… souffle-t-elle presque inaudiblement.

Les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. C’est la première fois qu’elle prononce ces mots.

Cette nuit-là, je dors près d’elle comme une enfant apeurée par l’orage. Pour la première fois depuis longtemps, je sens un début de paix s’installer en moi.

Mais le lendemain matin, tout recommence : ses exigences, ses critiques voilées… Comme si rien n’avait changé. Pourtant, quelque chose a bougé en moi : j’ai compris que je ne pourrais jamais changer le passé ni forcer ma mère à devenir celle dont j’aurais eu besoin.

Je peux seulement choisir de ne plus laisser sa froideur définir qui je suis.

Aujourd’hui encore, alors que je prépare son repas en silence, je me demande : jusqu’où va le devoir d’un enfant envers son parent ? Peut-on vraiment pardonner sans jamais avoir reçu l’amour qu’on méritait ? Qu’en pensez-vous ?