Entre l’amour et l’ultimatum : Le prix du silence
« Tu veux vraiment qu’on en parle maintenant, maman ? » La voix de mon fils Julien résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante. Il est vingt-deux heures, la table est encore encombrée des restes du dîner, et mes mains tremblent légèrement autour de ma tasse de thé. Ma fille, Claire, détourne les yeux vers la fenêtre, feignant d’observer la pluie qui tambourine sur les carreaux. Je sens mon cœur battre trop fort, comme s’il voulait s’échapper de ma poitrine.
Je n’ai pas choisi ce moment au hasard. Depuis des semaines, je tourne en rond dans mon appartement du centre de Nantes, seule avec mes souvenirs et mes angoisses. Les murs me semblent plus étroits chaque jour. J’ai 72 ans, veuve depuis cinq ans, et mes enfants vivent leur vie à cent à l’heure. Je ne leur en veux pas vraiment, mais je sens que je deviens invisible. Alors ce soir, j’ai décidé de leur parler franchement.
« Oui, Julien. Il faut qu’on en parle. Je ne suis plus toute jeune… Et parfois, j’ai peur. » Ma voix se brise un peu. Claire soupire, croise les bras sur sa poitrine.
« Maman, tu dramatises. On est là, non ? On vient te voir tous les dimanches… »
Je retiens un rire amer. Tous les dimanches ? Parfois ils annulent à la dernière minute pour une réunion ou une sortie avec des amis. Je me sens comme une case à cocher sur leur agenda.
« Mais si un jour je tombe malade ? Si je ne peux plus rester seule ? »
Julien hausse les épaules : « On verra bien quand ça arrivera… »
Ce « on verra bien » me glace. Je sais ce que ça veut dire : on repoussera le problème jusqu’à ce qu’il explose.
Je me souviens de ma propre mère, que j’ai accueillie chez moi pendant ses dernières années. Ce fut difficile, oui, mais jamais je n’aurais envisagé de la laisser seule ou en maison de retraite sans son accord. Aujourd’hui, j’ai l’impression que cette solidarité n’existe plus.
Après leur départ, le silence retombe sur l’appartement. Je tourne en rond, incapable de trouver le sommeil. Les mots de Julien me hantent. Je pense à mes voisines du rez-de-chaussée, Madame Lefèvre et Madame Dupuis, toutes deux placées en EHPAD par leurs enfants sans vraiment leur demander leur avis. Elles pleurent souvent dans le jardin commun.
Le lendemain matin, je prends une décision radicale. J’appelle mon notaire.
« Maître Bernard ? J’aimerais discuter de ma succession… »
Il m’écoute patiemment. Je lui explique que je veux protéger mes intérêts, mais aussi faire comprendre à mes enfants que leur présence n’est pas acquise. Peut-être qu’ils comprendront si je menace de léguer mon appartement à une association ou à une amie fidèle plutôt qu’à eux.
Le samedi suivant, je les invite à déjeuner. L’ambiance est tendue dès le début.
« Pourquoi tu veux nous voir tous les deux ? » demande Claire en posant son sac sur la chaise.
Je prends une grande inspiration : « J’ai réfléchi à ma situation. Je ne veux pas être un poids pour vous… Mais je ne veux pas non plus finir seule ou dans un endroit où je ne connais personne. Si vous ne pouvez pas vous engager à être présents pour moi quand j’en aurai besoin… alors je prendrai mes dispositions autrement. »
Julien fronce les sourcils : « Tu nous fais du chantage ? »
Je sens les larmes monter mais je me retiens : « Non… J’essaie juste de vous faire comprendre ce que je ressens. »
Claire se lève brusquement : « Tu crois qu’on n’a pas assez de soucis comme ça ? Entre le boulot, les enfants… Tu veux qu’on culpabilise toute notre vie ? »
Je baisse la tête. Peut-être que j’en demande trop… Ou peut-être que c’est eux qui n’en font pas assez ?
Les jours passent et le malaise s’installe. Julien ne répond plus à mes appels. Claire m’envoie des SMS brefs et froids. Je me sens coupable d’avoir mis nos liens à l’épreuve, mais aussi soulagée d’avoir enfin dit ce que j’avais sur le cœur.
Un soir, alors que je regarde par la fenêtre les lumières de la ville s’allumer une à une, je repense à tout ce que j’ai sacrifié pour eux : mes rêves de voyage, mes soirées entre amies, mes économies pour leurs études… Et maintenant ?
La solitude me pèse plus que jamais, mais au moins j’ai osé poser la question qui me rongeait depuis si longtemps.
Est-ce égoïste de vouloir être aimée et soutenue par ses propres enfants ? Ou bien est-ce la société qui a changé au point de rendre ces attentes déraisonnables ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?