Entre l’amour et le devoir : le choix impossible d’une mère française

« Tu ne comprends pas, maman ! » La voix de Thomas résonne dans le petit salon, entre la table bancale et les piles de linge à plier. Il a vingt ans, les yeux pleins de feu, et il me regarde comme si j’étais l’ennemie. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. « Je comprends très bien, Thomas. Mais tu veux te marier, t’installer ici, dans cet appartement déjà trop petit… Tu penses à ton frère ? À moi ? »

Il soupire, s’effondre sur le canapé. « On n’a pas les moyens de louer un appart à Paris, maman. Avec Camille, on veut juste commencer notre vie ensemble. »

Je me retiens de pleurer. Depuis la mort de leur père, j’ai tout sacrifié pour mes fils. Les nuits blanches à faire des ménages après mon boulot à la mairie, les repas sautés pour qu’ils aient assez dans leurs assiettes… Et voilà que Thomas veut ramener une autre personne dans notre minuscule univers.

Camille est douce, timide, elle baisse les yeux quand elle vient dîner chez nous. Elle n’a que dix-neuf ans. Sa mère m’a appelée la semaine dernière : « Céline, je ne comprends pas ce qui leur prend… Ils sont trop jeunes ! » J’ai hoché la tête au téléphone, impuissante.

Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois sur le rebord de la fenêtre et je regarde les lumières de la ville. Je pense à ma propre jeunesse, à mes rêves d’ailleurs, à la promesse que je m’étais faite : offrir mieux à mes enfants. Mais la vie s’est acharnée. Mon père m’aide parfois, il glisse un billet dans ma main lors des repas du dimanche. Ma mère prépare des plats pour la semaine. Mais ce n’est jamais assez.

Un samedi matin, Thomas débarque dans la cuisine avec Camille. « On a réfléchi, maman. On va chercher du travail tous les deux, on aidera pour le loyer. »

Je les regarde : deux enfants déguisés en adultes. « Et si ça ne marche pas ? Si vous vous disputez ? Si… »

Camille me coupe timidement : « On veut juste essayer, madame. On n’a personne d’autre… »

Je sens la colère monter. « Et moi alors ? Vous croyez que c’est facile ? Que je dors tranquille la nuit ? Que je ne me demande pas chaque jour comment payer les factures ? »

Thomas se lève brusquement : « On n’a pas choisi cette vie non plus ! »

Le silence tombe comme une chape de plomb. Mon plus jeune fils, Lucas, sort de sa chambre en frottant ses yeux : « Maman… ils vont rester longtemps ? »

Je n’ai pas de réponse.

Les jours passent. L’appartement devient irrespirable. Les disputes éclatent pour un rien : une casserole oubliée dans l’évier, une lessive non faite, le bruit de Camille qui téléphone à sa mère dans le couloir exigu.

Un soir, alors que je rentre du travail épuisée, je trouve Thomas assis dans l’entrée, la tête entre les mains. « Je crois que Camille veut partir… Elle dit qu’elle ne supporte plus la promiscuité… »

Je m’assois à côté de lui. Je voudrais lui dire que tout ira bien, mais je n’y crois plus moi-même.

« Tu sais, maman… J’ai peur d’avoir tout gâché. »

Je pose ma main sur son épaule. « Tu n’as rien gâché. Tu veux juste aimer et être aimé. Mais parfois… aimer ne suffit pas. »

Le lendemain matin, Camille a disparu. Elle a laissé une lettre sur la table : « Je t’aime Thomas mais je ne peux pas vivre comme ça. Je suis désolée. »

Thomas s’enferme dans sa chambre pendant trois jours. Lucas m’aide à préparer le dîner en silence.

Une semaine plus tard, Thomas sort enfin de sa chambre. Il a les yeux rouges mais il sourit faiblement : « Je vais chercher un boulot ailleurs, maman. Je vais partir quelques temps chez papi et mamie en province… Je crois que j’ai besoin de réfléchir. »

Je l’enlace fort contre moi. J’ai mal pour lui, mais aussi un étrange soulagement coupable.

Le soir venu, seule devant ma fenêtre ouverte sur la ville qui s’endort, je me demande : ai-je bien fait ? Ai-je protégé mon fils ou ai-je étouffé ses rêves ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?