Entre l’amour et la peur : le choix impossible pour Mamie Lucienne

« On ne peut plus continuer comme ça, Pierre. Elle a mis la casserole sur le feu et elle a oublié. Tu te rends compte si l’appartement avait pris feu ? »

Je reste figée derrière la porte entrouverte du salon, le cœur battant à tout rompre. La voix de ma mère, Hélène, tremble d’inquiétude, mais je sens aussi une pointe d’agacement. Mon père, Pierre, soupire longuement. « Je sais, Hélène, mais tu sais ce que ça lui ferait… Elle a toujours dit qu’elle ne voulait pas finir dans une maison de retraite. »

Je serre les poings. Mamie Lucienne, c’est mon pilier, mon refuge depuis l’enfance. C’est elle qui m’a appris à faire des crêpes, qui m’a consolée quand j’ai raté mon bac blanc, qui me raconte encore ses souvenirs de la Libération comme si c’était hier. Mais depuis quelques mois, elle oublie des choses. Elle répète les mêmes histoires, elle cherche ses lunettes alors qu’elles sont sur sa tête. Et puis il y a eu cette histoire de casserole brûlée…

Je n’arrive pas à respirer. Mes parents veulent envoyer Mamie dans une maison de retraite. Je me précipite dans ma chambre, claque la porte et m’effondre sur mon lit. Les larmes me montent aux yeux. Comment peuvent-ils envisager ça ? Est-ce qu’on abandonne ceux qu’on aime dès qu’ils deviennent un peu encombrants ?

Le lendemain matin, je descends dans la cuisine. Mamie est là, assise devant son bol de café au lait, les mains tremblantes mais le regard pétillant. « Tu as bien dormi, ma chérie ? » Je hoche la tête, incapable de parler sans éclater en sanglots.

Plus tard, je croise ma mère dans le couloir. Je prends mon courage à deux mains : « Maman, tu ne vas pas vraiment envoyer Mamie en maison de retraite ? » Elle s’arrête, surprise par la violence de ma voix. « Écoute, Camille… On ne veut pas ça non plus. Mais on est fatigués. On a peur pour elle. Et pour nous aussi… »

Mon père intervient : « Tu ne comprends pas ce que c’est de veiller sur quelqu’un qui peut se mettre en danger à tout moment. On travaille tous les deux, on ne peut pas être là tout le temps… »

Je sens la colère monter. « Mais vous ne pouvez pas juste… l’abandonner ! Elle a besoin de nous, pas d’être enfermée avec des inconnus ! »

Le silence tombe comme une chape de plomb.

Le soir venu, je m’assois près de Mamie sur le canapé. Je prends sa main dans la mienne. « Mamie… tu te sens bien ici avec nous ? » Elle me regarde longuement, puis sourit tristement. « Tu sais, ma puce… Je sens bien que je deviens un poids. Je ne veux pas vous compliquer la vie… Mais j’ai tellement peur d’être seule ailleurs. Ici, je me sens encore vivante. »

Je serre sa main plus fort. « Tu n’es pas un poids, Mamie. Jamais. »

Les jours passent et l’ambiance à la maison devient électrique. Mes parents évitent le sujet devant moi mais je les entends chuchoter le soir dans leur chambre. Je fais des recherches sur internet, j’appelle la cousine Sophie qui travaille comme aide-soignante à Lyon. Elle me parle des aides à domicile, des solutions alternatives.

Un soir, alors que mes parents sont assis devant le journal télévisé, je pose mon dossier sur la table basse.

« J’ai réfléchi. Il existe des services d’aide à domicile qui pourraient venir aider Mamie pendant la journée pendant que vous travaillez. On pourrait aussi adapter un peu l’appartement pour qu’elle soit en sécurité… Je peux m’occuper d’elle après les cours et le week-end. S’il vous plaît… Donnez-lui une chance de rester avec nous encore un peu. »

Ma mère me regarde avec des yeux fatigués mais émus. Mon père soupire et se frotte le front.

« On va y réfléchir, Camille… Mais il faut que tu comprennes que ce n’est pas facile pour nous non plus. On a peur de mal faire… On veut juste ce qu’il y a de mieux pour elle et pour nous tous. »

Je comprends leur peur mais je refuse d’abandonner.

Le lendemain matin, alors que je pars au lycée, Mamie me glisse un petit mot dans la poche de mon manteau.

« Merci d’être là pour moi, ma chérie. Quoi qu’il arrive, je t’aime fort. Mamie L. »

Je fonds en larmes dans le bus.

Quelques semaines plus tard, après beaucoup de discussions et quelques disputes mémorables (notamment quand j’ai hurlé que je quitterais la maison si on envoyait Mamie ailleurs), mes parents acceptent d’essayer l’aide à domicile.

La première fois que Madame Dupuis vient aider Mamie à préparer le déjeuner et à faire sa toilette, je sens un poids s’envoler de mes épaules. Mamie rit avec elle comme avec une vieille amie.

Mais rien n’est jamais simple. Un soir d’hiver, alors que je rentre tard du cinéma avec des amis, je trouve Mamie assise dans le noir du salon, perdue dans ses pensées.

« Tu sais Camille… Je sens bien que je m’efface petit à petit… Un jour peut-être il faudra que j’y aille, dans cette maison dont vous parlez tous à voix basse… Mais tant que tu es là, j’ai moins peur. Tu promets de ne jamais m’oublier ? »

Je la serre fort contre moi.

Aujourd’hui encore, rien n’est résolu définitivement. La peur du lendemain plane toujours au-dessus de nous comme un nuage gris. Mais j’ai compris une chose essentielle : aimer quelqu’un, c’est se battre pour lui quand il ne peut plus se battre seul.

Est-ce qu’on fait vraiment ce qu’il faut pour ceux qu’on aime ? Ou est-ce qu’on finit toujours par céder à la facilité ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?