Entre Devoir et Liberté : Le Poids de l’Aide Familiale
« Camille, tu peux me prêter encore un peu d’argent ? Je te jure, c’est la dernière fois… »
La voix de ma mère, tremblante, résonne dans le combiné. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre de mon petit appartement à Lyon, les lumières de la ville dansant sur les vitres. Mon cœur se serre. Encore une fois. Combien de fois ai-je entendu cette phrase ?
Je ferme les yeux, revois les factures empilées sur ma table basse, mon compte en banque qui frôle le rouge chaque fin de mois. J’ai 29 ans, un CDI dans une librairie du centre-ville, mais rien d’extravagant. Et pourtant, depuis que Papa est parti il y a cinq ans, c’est moi qui tiens à bout de bras l’équilibre fragile de notre famille éclatée.
« Maman… » Ma voix se brise. « Je ne sais pas si je peux encore… »
Elle sanglote. « Tu sais bien que je n’ai personne d’autre. Ton frère ne répond même plus à mes messages… »
Je sens la colère monter, mêlée à une culpabilité poisseuse. Mon frère Julien s’est éloigné, lassé des drames et des demandes incessantes. Il vit à Bordeaux maintenant, il a coupé les ponts. Moi, je n’y arrive pas. Je suis restée, fidèle au poste, à ramasser les morceaux.
Je repense à cette conversation avec mon amie Sophie la semaine dernière, autour d’un café place Bellecour. Elle m’a dit : « Tu n’es pas responsable du bonheur de ta mère, Camille. Tu as le droit de penser à toi aussi. »
Mais comment penser à moi quand je sais que ma mère risque de perdre son appartement ? Quand elle me raconte qu’elle n’a plus rien dans le frigo ?
Je me revois petite fille, blottie contre elle après un cauchemar. Elle sentait la lavande et le café noir. Elle me murmurait : « Je serai toujours là pour toi. »
Et maintenant, c’est moi qui dois être là pour elle.
Je me lève brusquement, fais les cent pas dans le salon. Mon chat, Pistache, me regarde d’un air inquiet. Je voudrais lui expliquer ce poids invisible qui m’écrase.
« Camille ? Tu es toujours là ? »
Je prends une grande inspiration. « Oui, maman. Mais tu sais… je ne peux pas continuer comme ça indéfiniment. J’ai aussi mes propres soucis… »
Un silence glacial s’installe.
« Tu veux que je finisse à la rue ? C’est ça ? »
La phrase claque comme une gifle. Je sens les larmes monter mais je me retiens. J’ai appris à ne pas pleurer devant elle.
« Ce n’est pas ce que je veux… Mais j’ai besoin que tu comprennes que je ne peux pas tout porter toute seule. »
Elle raccroche sans un mot.
Je reste là, hébétée, le téléphone à la main. Un mélange de colère et de tristesse m’envahit. Pourquoi tout repose-t-il toujours sur moi ? Pourquoi mon frère a-t-il le droit de tourner la page alors que moi je reste prisonnière ?
Le lendemain matin, au travail, je suis ailleurs. Les clients défilent mais je n’entends rien. Sophie passe me voir pendant sa pause.
« Tu as l’air épuisée… Elle t’a encore appelée ? »
J’acquiesce en silence.
« Tu sais, ma cousine a vécu la même chose avec sa mère. Elle a fini par poser des limites claires. Ça a été dur au début mais aujourd’hui elles ont une relation plus saine… »
Je soupire. « Mais si je dis non… Qui va l’aider ? »
Sophie pose sa main sur la mienne : « Peut-être qu’elle doit apprendre à se débrouiller aussi… »
Le soir même, je reçois un message de Julien :
« Maman t’a appelée ? Elle m’a laissé dix messages vocaux… Je n’en peux plus, Camille. On ne peut pas continuer comme ça tous les deux. Il faut qu’on en parle sérieusement. »
Je sens une vague de soulagement mêlée d’angoisse. Peut-être qu’il est temps d’affronter tout ça ensemble.
Le dimanche suivant, nous nous retrouvons chez moi autour d’un café amer.
Julien a l’air fatigué mais déterminé : « On doit lui dire qu’on ne peut plus l’aider financièrement comme avant. Qu’on peut l’accompagner pour voir une assistante sociale, mais pas plus. »
Je hoche la tête mais la peur me serre le ventre.
Quand maman arrive, elle a l’air fragile, plus vieille que jamais.
Julien prend la parole : « Maman, on t’aime mais on ne peut plus continuer comme ça. On va t’aider à trouver des solutions mais on ne peut plus payer tes dettes à ta place… »
Elle éclate en sanglots : « Vous m’abandonnez tous les deux ! Après tout ce que j’ai fait pour vous ! »
Je sens mes défenses s’effondrer mais Julien tient bon : « Non, on ne t’abandonne pas. Mais on ne peut pas sacrifier nos vies non plus… »
La discussion dure des heures, entre cris et silences lourds. Finalement, maman accepte – à contrecœur – d’aller voir une assistante sociale avec nous.
Ce soir-là, seule dans mon lit, j’ai du mal à trouver le sommeil. Ai-je fait ce qu’il fallait ? Suis-je une mauvaise fille parce que j’ai posé des limites ? Ou bien est-ce enfin le début d’une vie où je peux respirer un peu ?
Est-ce qu’on doit tout à nos parents sous prétexte qu’ils nous ont élevés ? Où commence notre liberté ? Où finit notre devoir ? Qu’en pensez-vous ?