Entre Deux Portes : Le Silence de ma Belle-Fille
« Tu pourrais au moins essayer de t’impliquer un peu plus, tu sais. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête alors que je ferme doucement la porte d’entrée derrière elle. Elle part travailler, laissant Ruby, six ans, et la petite Lila, trois ans, sous ma garde pour la matinée. Je regarde Ruby, assise en tailleur sur le tapis, ses cheveux blonds emmêlés tombant devant ses yeux concentrés sur un puzzle. Lila, elle, s’accroche à ma jupe, hésitante à l’idée de partir pour sa première matinée à la maternelle.
Je soupire. Depuis que mon fils Julien a épousé Camille, j’ai l’impression d’être une invitée dans ma propre famille. Camille a toujours gardé ses distances avec moi. Au début, je pensais que c’était la timidité ou la peur de mal faire. Mais au fil des années, j’ai compris que c’était plus profond : une volonté farouche de tout contrôler, de tout décider sans jamais me laisser une place.
« Mamie ? » La voix fluette de Ruby me tire de mes pensées. « Tu peux m’aider ? »
Je m’accroupis à côté d’elle. « Bien sûr, ma chérie. »
Je sens son regard sur moi, mélange de curiosité et de réserve. Je me demande si elle ressent cette tension qui flotte dans l’air chaque fois que Camille et moi sommes dans la même pièce. Je me rappelle les premiers mois après la naissance de Ruby : Camille refusait que je vienne aider à la maison. « On préfère rester juste nous trois pour l’instant », disait-elle en souriant poliment mais fermement. J’ai respecté son choix, pensant que le temps arrangerait les choses.
Mais le temps n’a rien arrangé. Les invitations aux anniversaires étaient rares et toujours accompagnées d’un « ce sera juste un petit goûter entre enfants ». Les vacances ? « On a déjà prévu quelque chose avec mes parents. »
Et maintenant que Camille reprend le travail à plein temps, elle me reproche de ne pas être plus présente. Comme si j’avais disparu par choix.
Lila tire sur ma main. « Mamie, on y va ? »
Je prends son petit manteau rose et lui enfile avec douceur. Elle me regarde avec ses grands yeux bruns, un peu anxieuse. Je me penche et lui murmure : « Tu vas voir, l’école c’est super. Tu vas te faire plein d’amis. »
Sur le chemin vers l’école maternelle du quartier, je croise d’autres mamans qui discutent devant le portail. Certaines me saluent poliment, d’autres m’ignorent. Je sens leur regard : une grand-mère qui accompagne sa petite-fille pour sa première rentrée, ce n’est pas si courant ici à Nantes.
Après avoir confié Lila à la maîtresse – une jeune femme énergique nommée Madame Lefèvre – je retourne chez Julien et Camille. Ruby est toujours plongée dans son puzzle. Je m’assieds près d’elle.
« Tu sais, mamie, maman elle dit que tu ne viens jamais nous voir », lâche-t-elle soudain.
Je reste bouche bée. Comment expliquer à une enfant de six ans que ce n’est pas si simple ? Que parfois les adultes se blessent sans le vouloir ?
« Je voudrais venir plus souvent », dis-je doucement. « Mais il faut que maman soit d’accord aussi. »
Ruby hoche la tête sans comprendre vraiment. Elle reprend son puzzle en silence.
Le midi arrive vite. Je prépare des coquillettes au jambon – le plat préféré des filles – et je mets la table comme autrefois quand Julien était petit. Je repense à ces années où la maison était pleine de rires et de cris, où tout semblait plus simple.
Camille rentre plus tôt que prévu. Elle pose son sac sur la chaise et me lance un regard fatigué.
« Ça s’est bien passé ? » demande-t-elle sans vraiment attendre de réponse.
« Oui… Lila était un peu anxieuse mais elle a fini par entrer en classe sans pleurer », dis-je en souriant.
Camille s’assied en face de moi et pousse un long soupir.
« Écoutez… Je sais que je ne vous ai pas toujours facilité les choses », commence-t-elle en triturant nerveusement une serviette en papier. « Mais maintenant que je travaille… J’aurais besoin que vous soyez plus présente pour les filles. »
Je sens monter en moi un mélange d’amertume et d’espoir. Enfin, elle ouvre la porte… Mais comment oublier toutes ces années où j’ai été tenue à l’écart ?
« Camille… J’ai toujours voulu être là pour vous », dis-je d’une voix tremblante. « Mais j’avais l’impression que vous ne vouliez pas de moi… »
Un silence lourd s’installe. Ruby nous observe du coin de l’œil.
« Peut-être qu’on pourrait essayer… autrement », souffle Camille après un moment.
Je hoche la tête, émue malgré moi.
Le soir venu, alors que je rentre chez moi sous la pluie fine de novembre, je repense à cette journée étrange et pleine d’émotions contradictoires. Est-ce possible de réparer ce qui a été brisé si longtemps ? Peut-on vraiment recommencer à zéro quand tant de non-dits nous séparent ?
Et vous… Croyez-vous qu’il soit possible de reconstruire une relation familiale après des années de distance ?