Entre Deux Pères : Le Choix de Paul
— Je ne veux pas le voir, Maman ! Tu comprends ? Je ne veux pas !
La voix de Paul résonne encore dans la cuisine, brisant le silence du petit matin. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce geste mécanique. La pluie frappe contre la fenêtre, comme pour souligner la gravité de ses mots. J’ai l’impression que tout s’effondre autour de moi.
Paul a quinze ans. Il est mon fils unique, mon soleil, mais ce matin, il est un étranger. Son visage fermé, ses yeux clairs qui me fuient. Je me revois, à son âge, dans cette même maison, à rêver d’une vie différente. Mais la vie, elle, ne m’a jamais vraiment laissé le choix.
Tout a commencé il y a dix-sept ans, dans ce lycée de Caen. J’étais Pauline, la fille discrète qui passait inaperçue. Marc, lui, était tout l’opposé : populaire, rebelle, toujours entouré. Je l’aimais en silence, persuadée qu’il ne me verrait jamais. Mais un soir de juin, alors que la ville célébrait la fin des examens, il m’a embrassée sous les lampadaires de la place Saint-Sauveur. Ce fut le début d’une histoire aussi brève qu’intense.
Marc n’a jamais voulu d’engagement. Quand je lui ai annoncé ma grossesse, il a disparu sans un mot. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, seule face à mes parents déçus et à une société qui juge vite les filles-mères. Ma mère m’a dit : « Tu as gâché ta vie, Pauline. »
Mais la vie continue. J’ai élevé Paul avec l’aide de mes parents, puis j’ai rencontré Luc. Il était professeur d’histoire au collège voisin, doux et patient. Il a accepté Paul comme son propre fils. Nous avons construit une famille simple mais heureuse dans cette petite ville normande où tout le monde connaît tout le monde.
Mais voilà : il y a trois mois, Marc est revenu. Un message sur Facebook, puis une lettre manuscrite. Il voulait rencontrer son fils, rattraper le temps perdu. J’ai hésité longtemps avant d’en parler à Paul.
— Tu as un droit de savoir d’où tu viens, ai-je tenté un soir, la voix tremblante.
— Mon père c’est Luc ! m’a-t-il coupée sèchement.
J’ai vu dans ses yeux une colère que je ne lui connaissais pas. Depuis ce jour-là, il s’est refermé sur lui-même. Luc a tenté d’en parler avec lui :
— Paul, tu sais que je t’aime comme mon propre fils…
— Je sais. Mais pourquoi Maman veut-elle tout changer ?
Je me suis sentie coupable. Coupable d’avoir voulu offrir à Paul la vérité sur ses origines. Coupable d’avoir cru que le passé pouvait être réparé.
Les semaines ont passé. Marc insistait : « Je veux juste le voir une fois… »
Un soir d’orage, alors que Luc corrigeait des copies dans le salon et que Paul faisait semblant de réviser dans sa chambre, j’ai craqué.
— Paul, écoute-moi…
Il a levé les yeux vers moi, fatigué.
— Je ne veux pas le voir. Il n’a jamais été là pour moi. Pourquoi maintenant ?
— Parce que… il a changé. Il regrette.
— Et moi ? Tu as pensé à moi ?
Ses mots m’ont transpercée. J’ai compris que je projetais mes propres regrets sur lui. Que je voulais réparer mon histoire à travers lui.
Le lendemain, j’ai retrouvé Marc sur le port de Ouistreham. Il avait vieilli, mais son regard restait le même : intense et fuyant à la fois.
— Il ne veut pas me voir ?
— Non… Il n’est pas prêt.
Marc a baissé la tête.
— Je comprends… Mais dis-lui que je l’aime.
Je suis rentrée chez moi sous une pluie battante. Luc m’attendait sur le pas de la porte.
— Tu as fait ce que tu pouvais, Pauline.
Mais je savais que rien ne serait plus jamais comme avant.
Les jours suivants furent lourds de silence. Paul évitait mon regard. Un soir, alors que je rangeais sa chambre, j’ai trouvé une lettre sous son oreiller :
« Maman,
Je sais que tu veux bien faire mais je ne suis pas prêt à changer de père. Luc est celui qui m’a appris à faire du vélo, qui m’a consolé quand j’avais peur du noir. Peut-être qu’un jour je voudrai rencontrer Marc… mais pas maintenant.
Paul »
J’ai pleuré en lisant ces mots. J’ai compris que l’amour ne se commande pas et que chaque enfant doit choisir son propre chemin.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait. Peut-on vraiment réparer le passé ? Ou faut-il accepter que certaines blessures ne se referment jamais ?