Entre Deux Mondes : Où commence l’amour, où finit le devoir ?

« Isabelle, tu pourrais venir aider ta sœur à débarrasser ? » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante, presque automatique. Je serre la mâchoire. Autour de la table, les rires fusent, les verres tintent. Ma sœur, Élodie, me lance un regard complice, ou peut-être moqueur. Je me lève sans un mot, mon assiette à la main. Encore une fois, c’est moi qu’on appelle. Toujours moi.

Depuis que je suis petite, c’est comme ça. À chaque repas de famille, chaque anniversaire, chaque Noël dans notre appartement du 7ème arrondissement de Lyon, je suis celle qui sert, qui range, qui écoute les confidences des uns et les plaintes des autres. On me félicite rarement ; on attend de moi que je sois là, disponible, sans jamais demander ce que je ressens vraiment.

Je me souviens d’un soir d’hiver, j’avais dix ans. Mon père venait de rentrer du travail, fatigué et silencieux. Ma mère préparait la soupe. Élodie jouait dans sa chambre. « Isabelle, va chercher ton père pour le dîner », m’avait-elle ordonné. J’étais descendue dans le salon, j’avais trouvé mon père assis dans le noir. Il m’avait regardée sans sourire : « Tu es toujours là quand il faut faire quelque chose, toi. » J’avais cru entendre un compliment. Mais aujourd’hui encore, je me demande si ce n’était pas un reproche déguisé.

Les années ont passé. J’ai fait des études de droit à l’université Jean Moulin, mais personne ne s’en est vraiment soucié. Le jour de ma soutenance de mémoire, ma mère m’a appelée pour me demander si je pouvais passer faire des courses pour elle : « Tu sais bien que ta sœur n’a pas le temps… » J’ai obéi. J’ai toujours obéi.

Un soir d’été, lors d’un barbecue familial dans le jardin de mes parents à Caluire-et-Cuire, la tension a explosé. Mon frère cadet, Thomas, venait d’annoncer qu’il partait vivre à Paris pour son travail. Ma mère s’est tournée vers moi : « Isabelle, tu resteras près de nous, hein ? On aura besoin de toi… » J’ai senti une colère sourde monter en moi.

« Et si moi aussi je voulais partir ? » ai-je lancé d’une voix tremblante.

Un silence glacial est tombé sur la tablée. Mon père a reposé sa fourchette. Élodie a levé les yeux au ciel. Thomas a baissé la tête.

« Tu n’es pas comme eux », a murmuré ma mère plus tard dans la cuisine. « Eux sont égoïstes. Toi tu es forte. »

Mais être forte, est-ce accepter de tout porter sans jamais rien demander ?

J’ai essayé d’en parler à Élodie un soir où nous étions seules :

— Tu ne trouves pas ça injuste ? Que ce soit toujours moi qui doive tout faire ?

Elle a haussé les épaules :

— Tu te rends trop indispensable, Isa. Si tu disais non de temps en temps…

Mais comment dire non quand on a été élevée à dire oui ?

Les années ont défilé. J’ai eu trente ans. Toujours célibataire — « Tu travailles trop », disait ma mère — sans enfants — « Tu as le temps », ajoutait-elle — et toujours présente pour chaque déménagement, chaque maladie, chaque crise.

Un jour, mon père est tombé malade. Cancer du poumon. J’ai pris un congé sabbatique pour m’occuper de lui. Élodie venait parfois le dimanche avec ses enfants ; Thomas appelait de temps en temps depuis Paris. Moi, j’étais là tous les jours.

Un soir où il avait particulièrement mal, il m’a serrée contre lui :

— Je ne t’ai jamais dit merci…

J’ai pleuré en silence dans sa chambre sombre.

Après sa mort, la famille s’est disloquée peu à peu. Ma mère s’est repliée sur elle-même ; Élodie s’est éloignée ; Thomas ne revenait plus que pour Noël.

Un matin d’automne, alors que je déposais des fleurs sur la tombe de mon père au cimetière de Loyasse, j’ai croisé une voisine de mon enfance.

— Tu es courageuse, Isabelle… Mais pense aussi à toi.

Ses mots ont résonné longtemps en moi.

J’ai commencé une thérapie. J’ai appris à dire non. La première fois que ma mère m’a appelée pour l’aider à remplir ses papiers administratifs et que j’ai répondu : « Je ne peux pas aujourd’hui », elle a raccroché sans un mot.

J’ai eu peur de perdre leur amour en posant mes limites. Mais peu à peu, j’ai compris que l’amour ne devrait pas être conditionné par le sacrifice permanent.

Aujourd’hui encore, je cherche ma place entre deux mondes : celui où l’on attend tout de moi sans rien donner en retour, et celui où je pourrais enfin exister pour moi-même.

Est-ce qu’on peut aimer sa famille sans se perdre soi-même ? Où commence l’amour véritable et où finit le devoir imposé ? Qu’en pensez-vous ?