Entre Deux Mondes : Le Cri Silencieux d’une Mère Retraitée
— Tu ne comprends pas, maman ! s’écria Élise, les yeux rougis par la colère. Chez les parents de Paul, on ne se pose même pas la question : ils nous aident, ils nous soutiennent. Toi, tu ne fais rien !
Je reste figée, la tasse de thé tremblant dans mes mains ridées. Le silence s’installe dans la cuisine, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. J’ai 68 ans. Je suis à la retraite depuis trois ans, veuve depuis six. Élise est mon unique enfant, mon miracle tardif, née après des années de traitements et d’espoirs déçus. J’ai tout donné pour elle. Mais aujourd’hui, elle me regarde comme si j’étais une étrangère.
— Élise, souffle-je, tu sais bien que je n’ai pas les moyens…
Elle lève les yeux au ciel, impatiente. — Mais tu pourrais faire un effort ! Paul et moi, on galère avec le prêt immobilier, la crèche de Camille… Les parents de Paul nous ont encore donné 3 000 euros pour les vacances. Toi, tu ne proposes jamais rien.
Je sens la honte me brûler la gorge. Je repense à mon appartement HLM à Montreuil, à ma pension qui fond chaque mois entre les factures et les courses. Je n’ai jamais eu la chance de faire carrière comme les parents de Paul, qui possèdent deux boutiques à Vincennes et partent en croisière chaque hiver.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Je vis seule, Élise. Je n’ai plus que toi…
Elle détourne le regard. — Tu dramatises toujours tout.
Je voudrais lui crier que j’ai travaillé toute ma vie comme secrétaire médicale, que j’ai élevé seule une enfant alors que son père sombrait dans la maladie. Que j’ai renoncé à tant de choses pour qu’elle ait le meilleur : les cours de piano, les colonies de vacances, les vêtements neufs à chaque rentrée. Mais je me tais. À quoi bon ?
Le soir venu, je relis ses messages sur mon téléphone : « Tu pourrais au moins nous aider pour Noël », « Les parents de Paul vont encore tout payer », « On se sent abandonnés ». Je pleure en silence dans mon lit trop grand.
Le lendemain, je croise ma voisine Lucienne sur le palier. Elle aussi a une fille qui ne lui parle plus depuis qu’elle n’a pas pu l’aider à acheter une voiture.
— On n’est plus bonnes à rien une fois à la retraite, hein ? me glisse-t-elle avec un sourire triste.
Je hoche la tête. Dans le bus pour aller faire mes courses chez Lidl, j’écoute deux jeunes femmes discuter :
— Mes parents m’ont filé 10 000 euros pour mon mariage !
— Les miens aussi ! C’est normal aujourd’hui…
Normal ? Je me sens étrangère dans mon propre pays. Quand suis-je devenue « inutile » ?
Quelques jours plus tard, Élise m’appelle. Sa voix est froide :
— On ne viendra pas dimanche. Paul préfère qu’on passe chez ses parents.
Je sens mon cœur se serrer. Je prépare quand même son plat préféré, un gratin dauphinois qu’elle adorait petite. Mais personne ne viendra le manger.
Je repense à mon enfance dans le Nord : mes parents n’avaient rien, mais on partageait tout. Aujourd’hui, tout semble se mesurer à l’argent donné ou reçu.
Un soir d’hiver, je décide d’aller voir Élise sans prévenir. J’apporte un vieux coffret en bois rempli de souvenirs : ses dessins d’enfant, ses bulletins scolaires, des photos de vacances à La Baule où nous riions sous la pluie.
Elle ouvre la porte, surprise.
— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Je tends le coffret.
— Je n’ai pas d’argent à te donner… Mais j’ai ça. Tout ce que j’ai pu t’offrir d’amour et de souvenirs.
Elle regarde le coffret sans un mot. Paul passe derrière elle, gêné.
— On est pressés, Madeleine…
Je repars sous la pluie glacée, le cœur en miettes.
Les semaines passent. Élise m’appelle moins souvent. Je m’accroche à mes souvenirs comme à une bouée. Parfois je me demande : ai-je échoué en tant que mère ? Est-ce ma faute si je ne peux pas rivaliser avec des gens plus jeunes et plus riches ?
Un dimanche matin, alors que je range mes papiers administratifs, je tombe sur une lettre écrite par Élise quand elle avait dix ans : « Maman, tu es la meilleure du monde parce que tu es toujours là pour moi ». Les larmes me montent aux yeux.
Je voudrais lui dire : l’amour d’une mère ne se compte pas en euros. Mais dans la France d’aujourd’hui, est-ce encore audible ?
Je vous pose la question : sommes-nous condamnés à être jugés sur ce que nous pouvons donner matériellement ? L’amour suffit-il encore face aux attentes d’une société obsédée par l’argent ?