Entre Deux Foyers : Quand Mes Affaires Deviennent Leurs Envies

— Isabelle, tu pourrais nous prêter la poussette de Camille ? Tu sais bien que Lucie en aurait besoin pour son petit…

La voix de ma sœur, Élodie, résonne dans le salon. Je serre la tasse de café entre mes mains, sentant la chaleur me brûler les paumes. Thomas me lance un regard inquiet depuis la cuisine. Je sais ce qu’il pense : encore une fois, je vais céder. Encore une fois, je vais dire oui, alors que tout mon corps hurle non.

Mais comment refuser ? Depuis la naissance de Camille, il y a deux ans, ma famille semble avoir trouvé en moi une source inépuisable de ressources. Les vêtements trop petits, les jouets à peine utilisés, même le robot ménager offert par ma belle-mère pour Noël… Tout y passe. Et chaque fois, c’est la même rengaine : « Tu n’en as plus besoin, non ? »

Je me souviens du jour où tout a basculé. C’était un dimanche pluvieux de février. Ma mère, Françoise, est arrivée avec un grand sourire et un sac vide. « Tu pourrais me donner quelques affaires de Camille ? Pour la fille d’une amie… » J’ai hésité, puis j’ai cédé. Depuis, c’est devenu une habitude. On me demande, je donne. On insiste, je cède.

Mais ce matin-là, alors qu’Élodie attend ma réponse, quelque chose se brise en moi. Je regarde la poussette dans l’entrée. Camille l’adore ; elle y cache ses doudous et ses secrets d’enfant. Je sens la colère monter.

— Écoute, Élodie…

Ma voix tremble. Elle me coupe :

— Oh allez, Isa ! Tu sais bien que tu ne t’en sers presque plus !

Thomas pose sa main sur mon épaule. Je ferme les yeux. Je voudrais hurler que ce n’est pas juste, que j’ai le droit de garder nos affaires, que ce n’est pas parce que je suis « la grande sœur gentille » que je dois tout donner.

Mais je ravale mes mots. Comme toujours.

Après le départ d’Élodie, Thomas s’approche doucement.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Isa. Tu n’es pas responsable du bonheur de tout le monde.

Je hausse les épaules. J’ai grandi dans une famille où l’on partage tout — ou plutôt où l’on prend tout chez ceux qui n’osent pas dire non. Ma mère me répète depuis l’enfance : « Il faut être généreuse, ma fille. » Mais à force de donner, il ne me reste plus rien.

Le soir venu, je range les affaires de Camille dans sa chambre. Je tombe sur sa petite robe jaune, celle qu’elle portait pour son premier anniversaire. J’entends encore la voix de ma cousine : « Tu pourrais me la passer pour Léa ? »

Je m’assois sur le lit et les larmes montent. Pourquoi ai-je si peur de décevoir ? Pourquoi ai-je l’impression d’être égoïste dès que je pense à moi ?

Quelques jours plus tard, ma mère m’appelle.

— Isabelle, tu pourrais prêter ton mixeur à ta tante Mireille ? Elle en aurait bien besoin pour ses soupes…

Je sens la colère gronder.

— Maman, j’en ai besoin aussi !

Un silence gênant s’installe.

— Enfin Isa… Ce n’est qu’un mixeur !

Je raccroche en tremblant. Thomas me prend dans ses bras.

— Tu dois apprendre à dire non.

Mais comment dire non sans passer pour la méchante ? Sans déclencher une tempête familiale ?

Le week-end suivant, nous sommes invités chez mes parents pour un déjeuner. L’ambiance est tendue. Ma tante Mireille me lance un regard appuyé dès mon arrivée.

— Alors Isabelle, tu as pensé à mon mixeur ?

Je respire profondément.

— Non Mireille, je ne peux pas te le prêter. J’en ai besoin à la maison.

Un silence glacial s’abat sur la table. Ma mère fronce les sourcils. Élodie me fusille du regard.

— Tu changes, Isa…

Je baisse les yeux sur mon assiette. Oui, je change. Ou plutôt, j’essaie enfin d’exister pour moi-même.

Après le repas, ma mère me prend à part dans le jardin.

— Tu sais que ça fait de la peine à tout le monde quand tu refuses d’aider…

Je sens mes mains trembler.

— Et moi alors ? Qui pense à moi ?

Elle me regarde comme si je venais de parler une langue étrangère.

— Tu as toujours été si gentille…

Je souris tristement.

— Peut-être trop gentille.

Les semaines passent et les demandes continuent. Mais petit à petit, j’apprends à dire non. Pas toujours sans culpabilité, mais avec un peu plus de fermeté chaque fois. Thomas m’encourage ; Camille rit dans sa poussette — notre poussette — et je sens renaître en moi une force nouvelle.

Un soir d’été, alors que je range la maison après une journée harassante au travail et avec Camille qui refuse de dormir, je reçois un message d’Élodie : « Tu pourrais me passer ton aspirateur ? Le mien est encore en panne… »

Je souris devant l’écran. Je prends une grande inspiration et j’écris simplement : « Désolée Élodie, j’en ai besoin chez moi. »

Je pose le téléphone et regarde par la fenêtre les lumières de Lyon qui scintillent au loin. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens légère.

Est-ce vraiment si grave de penser à soi ? Où s’arrête la générosité et où commence le respect de soi-même ? Peut-on aimer sa famille sans toujours se sacrifier ? Qu’en pensez-vous ?