Entre Deux Feux : Quand l’Amour et la Famille S’entrechoquent

— Tu ne comprends pas, Camille ! C’est mon père, il a besoin de nous !

La voix de Julien résonne dans la cuisine exiguë, entre la cafetière qui gronde et le bruit sourd de la pluie contre la fenêtre. Je serre la lettre de ma mère dans ma main, celle où elle propose de nous aider à acheter enfin ce studio dont je rêve depuis des années. Mon cœur bat trop fort. Je sens que tout va exploser.

— Et nous alors ? On va continuer à vivre ici, à payer un loyer qui nous ruine ? Tu veux qu’on attende encore combien d’années ?

Julien détourne les yeux. Il sait que j’ai raison. Depuis cinq ans, on vit dans ce deux-pièces à Montreuil, coincés entre les cartons jamais déballés et les voisins qui hurlent la nuit. Chaque mois, je redoute le mail du propriétaire. Chaque mois, je me demande si on ne va pas devoir partir du jour au lendemain.

Ma mère, Françoise, a vendu sa maison en Bretagne pour s’installer près de Paris après la mort de mon père. Elle a touché un petit héritage et veut nous aider. « C’est le moment ou jamais », m’a-t-elle dit hier au téléphone. Sa voix tremblait d’émotion : « Je veux que tu sois enfin chez toi, ma chérie. »

Mais voilà. Le père de Julien, Gérard, vient d’apprendre qu’il a un cancer du pancréas. Les traitements coûtent cher, même avec la Sécurité sociale. Il vit seul à Lille, sa retraite ne suffit pas. Julien est fils unique. Il se sent responsable.

— On ne peut pas le laisser tomber, Camille…

Je ferme les yeux. Je revois les soirs où on se disputait pour savoir qui allait payer les courses, les vacances annulées faute d’argent, les nuits blanches à cause des voisins alcooliques du dessus. Je revois aussi Gérard, l’été dernier, qui riait avec notre fils Paul dans le jardin public. Il n’a jamais été très démonstratif mais il aime Julien plus que tout.

— Je sais… Mais c’est notre chance ! Tu te rends compte ? Un studio à nous ! On pourrait enfin souffler…

Julien s’effondre sur une chaise. Il passe une main sur son visage fatigué.

— Je dors plus depuis des semaines… J’ai peur pour lui…

Je m’approche et pose ma main sur son épaule. J’ai envie de pleurer. Pourquoi faut-il toujours choisir ? Pourquoi la vie ne nous laisse jamais tranquilles ?

Le soir même, je vais voir ma mère. Elle habite un petit appartement lumineux à Vincennes. Elle m’accueille avec un sourire triste.

— Tu as réfléchi ?

Je lui explique tout. La maladie de Gérard, la détresse de Julien, mon propre épuisement.

— Tu sais, Camille… L’argent ne fait pas le bonheur, mais il peut éviter bien des malheurs. Si tu veux aider ton beau-père, je comprends. Mais pense aussi à toi. Tu as toujours pris soin des autres…

Je fonds en larmes dans ses bras.

— J’en peux plus, Maman… J’ai l’impression que quoi que je fasse, ce sera mal.

Elle me serre fort.

— Parfois il faut choisir le moins douloureux des chemins…

Les jours passent. Julien s’enferme dans le silence. Paul me demande pourquoi papa est triste. Je n’ai pas de réponse.

Un soir, alors que je prépare des pâtes au beurre (encore), Julien pose une enveloppe sur la table.

— J’ai appelé papa. Il refuse qu’on lui donne l’argent. Il dit qu’on doit penser à notre avenir.

Je reste figée.

— Il a vraiment dit ça ?

Julien hoche la tête, les yeux rouges.

— Il a pleuré au téléphone… Il m’a dit qu’il voulait qu’on soit heureux, qu’on arrête de vivre dans la peur…

Je m’assois à côté de lui. Pour la première fois depuis longtemps, on se prend dans les bras sans rien dire.

Quelques semaines plus tard, on signe le compromis pour un petit studio à Bagnolet. Ce n’est pas grand-chose mais c’est chez nous. Ma mère est là, Gérard aussi — fatigué mais souriant.

Le soir de l’emménagement, alors que Paul saute sur le matelas posé à même le sol, je regarde Julien.

— Tu crois qu’on a fait le bon choix ?

Il me serre la main.

— On n’a pas choisi entre nos familles. On a choisi d’avancer ensemble.

Mais parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment tout concilier ? Est-ce qu’on doit toujours sacrifier une partie de soi pour sauver l’autre ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?