Entre deux feux : le cri silencieux d’une mère et belle-mère
— Tu sais très bien ce que tu fais, Françoise. Arrête de jouer la victime !
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, froide, tranchante. Je serre le combiné du téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Je n’ai même pas le temps de répondre qu’elle continue :
— Tu veux que Julien et moi, on se sépare ? C’est ça ton but ?
Je reste muette. Comment en sommes-nous arrivées là ?
Je m’appelle Françoise. J’ai soixante ans, veuve depuis dix ans, et Julien est mon unique enfant. Depuis qu’il a épousé Camille, il y a trois ans, je sens que ma place dans sa vie s’effrite. Mais jamais je n’aurais cru que ma belle-fille me haïrait à ce point… et qu’elle me le dirait en face, sans détour.
Ce matin-là, tout a basculé. Camille m’a appelée alors que je préparais mon café. Elle n’a même pas pris la peine de me saluer.
— J’en ai marre de tes messages passifs-agressifs à Julien ! Tu veux qu’il culpabilise de ne pas venir te voir tous les dimanches ?
J’ai bafouillé une défense maladroite :
— Je… Je voulais juste prendre de ses nouvelles…
— Arrête ! Tu sais très bien manipuler les gens. Mais avec moi, ça ne marche pas.
J’ai raccroché, tremblante. J’ai regardé la photo de Julien bébé sur la commode du salon. Mon cœur s’est serré. Où est passé ce petit garçon qui courait vers moi en criant « Maman » ?
Le soir même, j’ai tenté d’appeler Julien. Il a décroché, mais sa voix était distante.
— Maman, tu peux arrêter de mettre Camille mal à l’aise ?
— Mais enfin, Julien… Je ne fais rien de mal ! Je veux juste qu’on reste proches…
— On est une famille maintenant. Il faut que tu comprennes ça.
J’ai senti les larmes monter. J’ai raccroché avant qu’il ne les entende.
Depuis ce jour, tout a changé. Camille ne fait même plus semblant devant moi. Lors des rares repas où je suis invitée chez eux à Nantes, elle me lance des piques à peine voilées :
— Oh, Françoise, tu as encore apporté un gâteau ? On essaie de manger sainement ici…
Ou bien :
— Tu sais, Julien n’aime plus vraiment le gratin dauphinois depuis qu’il vit avec moi.
Julien baisse les yeux. Il ne prend jamais ma défense. Parfois, il tente un sourire gêné, mais je sens qu’il se range du côté de sa femme.
Je rentre chez moi seule, dans mon petit appartement du centre-ville d’Angers. Les murs me semblent plus froids chaque soir. J’essaie de me convaincre que c’est normal, que tous les enfants prennent leur envol… Mais pourquoi ai-je l’impression d’être punie pour avoir trop aimé ?
Ma sœur, Hélène, me répète :
— Tu devrais sortir plus, t’inscrire à un club de lecture ou à la chorale !
Mais j’ai du mal à trouver la force. Toute ma vie tournait autour de Julien. J’ai tout sacrifié pour lui offrir une vie meilleure après la mort de son père. Et voilà qu’aujourd’hui, on me reproche d’être trop présente…
Un dimanche après-midi, alors que je feuillette un album photo, la sonnette retentit. C’est Camille et Julien. Je suis surprise — ils ne préviennent jamais.
Camille entre la première, le visage fermé.
— On voulait te parler.
Julien reste en retrait. Camille s’assoit sans enlever son manteau.
— Il faut que tu comprennes que tu n’es plus la priorité de Julien. On veut construire notre vie sans être surveillés ou jugés.
Je sens mes mains trembler.
— Je ne veux pas vous déranger… Je veux juste garder un lien avec mon fils…
Julien soupire.
— Maman, on t’aime… mais il faut que tu nous laisses respirer.
Camille ajoute :
— Et arrête de dire à tout le monde que je t’empêche de voir ton fils ! Ce n’est pas vrai.
Je baisse la tête. Je n’ai jamais voulu passer pour une victime. Mais comment expliquer cette solitude qui me ronge ? Cette impression d’être devenue invisible ?
Après leur départ, je reste assise longtemps dans le silence. Je repense à toutes ces années où j’ai cru bien faire. Est-ce ça, être mère en France aujourd’hui ? Être remerciée par l’indifférence ou l’hostilité ?
Le lendemain matin, je croise ma voisine, Madame Lefèvre. Elle me demande si tout va bien — elle a entendu des voix fortes la veille.
— Vous savez, Françoise… Les enfants d’aujourd’hui sont différents. Ils veulent leur indépendance… Mais ils reviennent toujours quand ils ont besoin d’amour.
Ses mots me réchauffent un instant. Mais le doute persiste.
Je décide alors d’écrire une lettre à Julien. Pas pour le culpabiliser — juste pour lui dire combien il compte pour moi, combien je suis fière de lui malgré tout.
Quelques jours plus tard, il m’appelle.
— Merci pour ta lettre, maman… Je suis désolé si on t’a blessée. On essaie juste de trouver notre équilibre.
Sa voix tremble un peu. Peut-être comprend-il enfin ma douleur ?
Je raccroche avec un mélange d’espoir et de tristesse.
Est-ce que j’ai trop aimé ? Ou pas assez bien ? Comment trouver ma place quand on a tout donné à son enfant ? Est-ce vraiment possible d’être une bonne mère et une bonne belle-mère à la fois ? Qu’en pensez-vous ?