Dix filles après : Espoirs et désillusions d’une mère française

« Tu verras, cette fois, ce sera un garçon. » La voix de ma belle-mère résonne encore dans la cuisine, alors que je serre la tasse de café brûlant entre mes mains tremblantes. Autour de la table, mes neuf filles chuchotent, rient, se disputent parfois, mais toutes s’arrêtent un instant pour observer la scène. Je sens leurs regards sur moi, lourds d’attente et d’inquiétude.

Je m’appelle Claire, j’ai trente-huit ans, et j’habite à Saint-Léonard-de-Noblat, un village où tout le monde connaît tout le monde. Ici, on ne parle que de la pluie, du beau temps… et des enfants. Surtout des miens. Depuis la naissance de ma première fille, Camille, il y a dix-sept ans, chaque grossesse a été accueillie avec le même espoir : « Peut-être cette fois-ci… »

Mon mari, François, est un homme silencieux. Il travaille à l’abattoir du coin, part tôt le matin et rentre tard le soir. Il ne dit jamais grand-chose sur le sujet, mais je vois bien dans ses yeux cette lueur de déception à chaque annonce : « C’est une fille. » Il embrasse tendrement le nouveau-né, mais son sourire ne monte jamais jusqu’aux yeux.

La pression ne vient pas seulement de lui. Ma belle-mère, Odette, est la voix du passé. Elle me rappelle sans cesse que dans notre famille, il faut un garçon pour perpétuer le nom. « Tu comprends, Claire, c’est important… » Je hoche la tête en silence, mais au fond de moi, je hurle. Pourquoi mon amour pour mes filles ne suffit-il pas ? Pourquoi faut-il toujours plus ?

Un soir d’hiver, alors que la neige tombe doucement sur les toits du village, je surprends une conversation entre mes deux aînées.

— Tu crois que maman sera triste si c’est encore une fille ?
— Je sais pas… Elle sourit toujours, mais parfois je la vois pleurer dans la salle de bain.

Je retiens mon souffle derrière la porte. Mes filles ressentent tout. Leur inquiétude me transperce le cœur. Je voudrais leur dire que je les aime toutes pareillement, qu’aucun garçon ne pourra jamais remplacer leur place dans ma vie. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Au marché du samedi matin, les commérages vont bon train.

— Alors Claire, tu nous caches quoi ? Un petit gars cette fois ?
— On croise les doigts pour toi !

Je souris poliment, mais à l’intérieur je me sens étrangère à ma propre vie. J’aimerais crier que je n’en peux plus de cette attente qui n’est pas la mienne. Que chaque enfant est un miracle, peu importe son sexe. Mais ici, dans ce village où les traditions sont plus solides que les murs des maisons en pierre, on ne remet pas en question l’ordre établi.

La nuit, je m’allonge près de François. Il pose sa main sur mon ventre arrondi.

— Tu crois que ce sera un garçon ?

Je ferme les yeux. Je voudrais lui dire que je n’en sais rien et que ça m’est égal. Mais je sens son espoir fragile et je n’ose pas le briser.

— Peut-être…

Les semaines passent. Mon ventre s’arrondit encore. Les filles préparent des petits vêtements, cousent des couvertures avec Odette. Elles chuchotent des prénoms : « Si c’est une fille… » Mais personne n’ose vraiment parler d’un garçon.

Un soir d’avril, alors que le vent souffle fort sur les champs alentours, une dispute éclate à table.

— Pourquoi tout le monde veut un garçon ? s’écrie Juliette, ma troisième fille. On n’est pas assez bien ?
— Ce n’est pas ça… commence François.
— Alors quoi ? On doit être différentes pour être aimées ?

Le silence tombe comme une chape de plomb. Je regarde mes filles : leurs visages sont tendus, leurs yeux brillent de colère et de tristesse. Je sens la honte me brûler la peau. Ai-je transmis cette angoisse à mes enfants ? Suis-je responsable de leur mal-être ?

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à ma propre enfance à Limoges, aux histoires que me racontait ma mère sur les femmes fortes de notre famille. Aucune n’a jamais eu à prouver sa valeur par le sexe de ses enfants. Pourquoi moi ?

Le jour de l’accouchement arrive enfin. L’hôpital de Limoges est froid et impersonnel. François attend dehors avec Odette et les filles. Quand le médecin pose le bébé sur ma poitrine, je ferme les yeux un instant avant d’oser regarder.

— Félicitations… c’est une fille !

Je sens une vague d’émotions me submerger : soulagement, tristesse, colère… et puis soudain une joie immense. Ma dixième fille ! Elle est là, parfaite et fragile.

Quand François entre dans la chambre, il regarde le bébé sans rien dire. Odette détourne les yeux. Mais mes filles se précipitent autour du berceau en riant et en pleurant.

— Elle est magnifique !
— Comment tu vas l’appeler ?

Je souris enfin sincèrement.

— Elle s’appellera Louise.

Le soir même, alors que tout le monde dort dans la chambre d’hôpital silencieuse, je caresse la petite main de Louise et je me demande : pourquoi notre bonheur dépend-il autant des attentes des autres ? Est-ce qu’un jour j’aurai le courage de dire haut ce que je ressens au fond de moi ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour répondre aux attentes de votre famille ou de votre entourage ?