Deux fois par an, j’envoie de l’argent à mon petit-fils : mais de lui, pas un mot
« Paul, tu pourrais au moins envoyer un message à ta grand-mère ! » La voix de ma fille résonne dans le couloir, étouffée par la porte entrouverte. Je retiens mon souffle, assise dans mon vieux fauteuil, les mains crispées sur l’accoudoir. Encore une fois, c’est moi qui ai demandé à ce qu’on lui rappelle. Deux fois par an, je mets de côté une petite somme pour chacun de mes petits-enfants. Pour les filles, c’est toujours la même chose : un appel joyeux, des rires, des anecdotes sur ce qu’elles vont s’acheter. Mais Paul… Paul ne répond jamais.
Je me souviens de la première fois où j’ai glissé un billet dans une enveloppe pour lui. Il avait tout juste dix-huit ans, venait d’entrer à la fac à Lyon. J’étais si fière ! Je l’imaginais déjà médecin ou ingénieur, brillant et reconnaissant. Mais depuis, rien. Pas un mot, pas une carte postale, pas même un texto. Je me suis demandé si l’argent arrivait vraiment jusqu’à lui. Ma fille m’a rassurée : « Oui maman, il reçoit tout. Mais tu sais, les garçons… »
Les garçons ? Est-ce vraiment une excuse ?
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres de ma petite maison de Tours, j’ai tenté d’appeler Paul moi-même. La sonnerie a retenti longtemps avant de tomber sur sa messagerie. « Bonjour Paul, c’est mamie… Je voulais juste savoir si tu avais reçu mon petit cadeau… » Ma voix tremblait. J’ai raccroché vite, honteuse de mendier ainsi un peu d’attention.
Les jours ont passé. Rien.
À Noël, toute la famille s’est réunie chez ma fille, Anne. Les filles m’ont sauté au cou : « Merci mamie ! Grâce à toi j’ai pu m’acheter ce livre ! » ou « J’ai pris des places pour le concert ! » Paul est arrivé en retard, les yeux rivés sur son téléphone. Il m’a embrassée distraitement sur la joue. J’ai attendu qu’il me dise quelque chose. Un simple « merci ». Mais non.
Le repas a été tendu. Anne a lancé : « Paul, tu as reçu l’argent de mamie ? » Il a levé les yeux au ciel : « Oui maman… »
Je n’ai rien dit. J’ai souri pour sauver les apparences.
La nuit suivante, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à mon propre père, sévère mais juste, qui nous avait appris la gratitude et le respect des anciens. Où avais-je échoué ?
Quelques semaines plus tard, j’ai croisé mon voisin Gérard au marché. Lui aussi se plaignait : « Les jeunes aujourd’hui… On dirait qu’on ne compte plus pour eux ! » Nous avons soupiré ensemble devant l’étal du fromager.
J’ai tenté d’en parler à Anne :
— Tu sais, ça me fait mal… J’ai l’impression que Paul se fiche de moi.
— Oh maman… Il est dans sa bulle. Les études, les copains… Il n’a pas le temps.
— Pas le temps pour sa grand-mère ?
Elle a haussé les épaules.
Un jour, j’ai décidé d’arrêter d’envoyer l’argent. Juste pour voir. Les filles m’ont appelée : « Mamie, tu vas bien ? On n’a rien reçu cette fois-ci… » Paul ? Toujours rien.
Le printemps est arrivé. Mon jardin s’est couvert de jonquilles. J’ai pensé à Paul enfant, courant pieds nus dans l’herbe, riant aux éclats quand je le poursuivais avec le tuyau d’arrosage. Où était passé ce petit garçon ?
Un matin, alors que je préparais un gâteau pour l’anniversaire de Lucie, ma plus jeune petite-fille, la sonnette a retenti. C’était Paul. Il avait grandi, changé. Il semblait fatigué.
— Salut mamie…
— Paul ! Quelle surprise !
Il est resté debout dans l’entrée, mal à l’aise.
— Je passais dans le coin…
Je lui ai proposé du thé. Nous nous sommes assis en silence.
— Tu sais… J’ai reçu ton message l’autre jour… Je voulais t’appeler mais…
Il a baissé les yeux.
— Mais quoi ?
— Je sais pas comment te parler… Je me sens nul à chaque fois que je reçois ton argent. J’ai l’impression de ne rien mériter.
J’ai senti mes yeux s’embuer.
— Tu n’as pas besoin de mériter quoi que ce soit, Paul. C’est juste ma façon de te dire que je pense à toi.
Il a hoché la tête.
— Je suis désolé mamie… Je t’aime tu sais.
Il m’a serrée dans ses bras pour la première fois depuis des années.
Ce jour-là, j’ai compris que le silence de Paul n’était pas du mépris mais une gêne maladroite, une incapacité à exprimer ses sentiments dans un monde où tout va trop vite.
Mais combien de grands-parents restent sans réponse ? Combien se sentent oubliés alors qu’ils ne demandent qu’un peu d’attention ? Est-ce notre société qui a changé ou avons-nous oublié d’apprendre à nos enfants la valeur des liens familiaux ?