Deux ans sans nouvelles : le silence de ma fille
— Tu sais, Élise, tu devrais lui écrire encore une fois. Peut-être qu’elle attend juste un signe de toi, m’a soufflé ma voisine Lucienne en posant une tarte aux pommes sur la table. J’ai souri tristement, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé. Deux ans. Deux ans sans un mot de Camille. Pas un appel, pas un message, pas même une carte d’anniversaire. Le silence est devenu mon quotidien, un vide assourdissant qui résonne dans chaque pièce de mon petit appartement à Nantes.
Je me revois encore ce matin d’automne où tout a basculé. Camille était venue déjeuner, comme chaque dimanche. Elle avait ce regard fermé, les lèvres pincées. J’ai voulu lui parler de son travail, de ses soucis avec son compagnon, mais elle a explosé :
— Maman, tu ne comprends jamais rien ! Tu veux toujours tout contrôler !
J’étais restée figée, la bouche ouverte, incapable de répondre. Elle avait claqué la porte. Depuis ce jour-là, plus rien. J’ai tenté de l’appeler, d’envoyer des messages, des lettres… Rien n’est jamais revenu.
Au début, je me suis dit qu’elle avait besoin de temps. Mais les semaines sont devenues des mois. J’ai interrogé ses amis, son frère Thomas — lui non plus n’a plus de nouvelles. Je me suis demandé si j’avais été une mauvaise mère. Est-ce que j’ai trop voulu la protéger ? Est-ce que j’ai étouffé ses rêves ?
Les voisins murmurent parfois dans l’immeuble :
— La pauvre Élise… Sa fille ne vient plus jamais.
Je fais semblant de ne pas entendre. Mais le soir, quand je ferme mes volets et que la lumière du salon s’éteint, je m’effondre sur le canapé. Je repense à nos vacances à La Baule, aux fous rires dans la cuisine quand elle était petite. Où est passée cette complicité ?
Un jour, j’ai croisé Camille par hasard au marché Talensac. Elle a détourné les yeux, accéléré le pas. Mon cœur s’est brisé une seconde fois. J’ai voulu courir après elle, lui crier que je l’aimais, que je regrettais tout… Mais mes jambes sont restées clouées au sol.
Depuis, chaque matin ressemble au précédent : un café amer, le journal ouvert sur les faits divers pour ne pas penser à ma propre histoire. Lucienne vient souvent me voir. Elle apporte des gâteaux et des mots doux :
— Tu sais, parfois les enfants ont besoin de s’éloigner pour mieux revenir.
Mais moi, j’ai peur qu’elle ne revienne jamais.
J’ai essayé d’occuper mes journées : bénévolat à la bibliothèque municipale, promenades le long de l’Erdre, tricot pour les petits-enfants des voisins… Mais rien n’efface ce vide. Les photos de Camille tapissent encore les murs du couloir. Parfois je m’arrête devant l’une d’elles — elle a dix ans, un sourire immense sous son chapeau de paille — et je me demande : qu’est-ce que j’ai raté ?
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres, Thomas est venu dîner. Il a posé sa main sur la mienne :
— Maman, tu ne peux pas porter tout ça toute seule. Peut-être qu’il faut accepter qu’on ne contrôle pas tout…
J’ai pleuré dans ses bras comme une enfant. Il m’a promis qu’il essaierait encore de joindre sa sœur.
Les fêtes approchent. Les guirlandes illuminent la ville mais moi je n’allume plus le sapin. Je garde l’espoir qu’un jour la sonnette retentira et que Camille sera là, sur le seuil, avec ce sourire qui me manque tant.
Parfois je rêve qu’elle m’appelle :
— Allô maman ? Je voulais juste te dire que tu me manques…
Mais au réveil il n’y a que le silence.
Je partage mon histoire aujourd’hui parce que je sais que je ne suis pas seule. Combien de parents vivent ce même chagrin en silence ? Combien d’enfants coupent les ponts sans explication ? Est-ce la société qui nous pousse à tout vouloir comprendre et réparer ? Ou bien faut-il apprendre à lâcher prise ?
Je regarde par la fenêtre les passants pressés sous la pluie et je me demande : si Camille lisait ces mots, aurait-elle envie de revenir ? Est-ce que l’amour d’une mère suffit toujours à réparer les blessures du passé ?