Dernier Miroir : Une mèche d’espoir pour Wanda
— Tu es sûre de toi, Camille ?
La voix de ma sœur résonne dans la petite salle de bains, tremblante, presque étranglée. Je me tiens devant le miroir, mes ciseaux à la main, le cœur battant à tout rompre. Mes cheveux châtain, longs jusqu’à la taille, sont devenus une sorte d’armure au fil des années. Je les ai laissés pousser depuis l’adolescence, refusant chaque coupe comme on refuse d’abandonner un rêve d’enfant. Mais ce matin-là, tout a changé.
Je revois Wanda, assise sur le vieux canapé du salon, un foulard noué maladroitement sur le crâne. Elle a perdu du poids, ses joues sont creusées, ses yeux brillent d’une fatigue que je n’avais jamais vue chez elle. Wanda, c’est mon ancienne belle-mère. Même après mon divorce avec Julien, son fils, elle est restée présente dans ma vie. Peut-être parce qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer comme sa propre fille. Peut-être parce que je n’ai jamais vraiment su lui dire adieu.
La semaine dernière, en la voyant si fragile après sa dernière chimio à l’hôpital Saint-Louis, j’ai compris ce que je devais faire. Elle avait caressé mes cheveux d’un geste absent, murmurant :
— Tu as toujours eu de si beaux cheveux, Camille…
Ce soir-là, j’ai pleuré longtemps. Pas seulement pour elle, mais pour tout ce que nous avions perdu : la famille éclatée, les non-dits, les rancœurs qui s’accrochent comme des ronces.
— Camille ?
Ma sœur insiste. Elle ne comprend pas. Pour elle, couper mes cheveux, c’est sacrifier une partie de moi-même. Mais pour moi, c’est offrir à Wanda un peu de dignité, un peu de beauté dans ce corps qui lui échappe.
Je ferme les yeux. Les ciseaux glissent sur la première mèche. Le bruit sec me fait sursauter. Je sens le poids tomber sur le carrelage froid. Je continue, mèche après mèche, jusqu’à ce que mon reflet me soit presque étranger. Mes larmes coulent en silence.
— Tu es magnifique, souffle ma sœur en posant une main sur mon épaule.
Je souris faiblement. Je ne me sens pas magnifique. Je me sens vide et pleine à la fois.
Le lendemain, je dépose mes cheveux dans une boîte en carton chez « Les Fées Capillaires », une petite association du 11e arrondissement qui fabrique des perruques pour les femmes atteintes de cancer. La responsable, une femme énergique prénommée Solange, me serre fort dans ses bras.
— Vous ne savez pas à quel point ce geste compte…
Je rentre chez moi, épuisée mais apaisée. Pourtant, tout n’est pas si simple.
Julien débarque à l’improviste le soir même. Il découvre mes cheveux courts et comprend tout de suite.
— Tu fais ça pour ma mère ?
Son ton est sec, presque accusateur. Je sens la colère monter en lui — ou est-ce de la tristesse ?
— Oui… Elle en a besoin.
Il détourne les yeux.
— Tu veux toujours te mêler de nos histoires…
Je reste muette. Il ne comprend pas que ce n’est pas « leur » histoire. C’est aussi la mienne. Wanda m’a accueillie quand je n’étais qu’une gamine paumée venue de province. Elle m’a appris à cuisiner le gratin dauphinois et à aimer Paris malgré sa rudesse.
Les jours passent. La perruque arrive enfin. Je l’apporte à Wanda un dimanche matin pluvieux. Elle ouvre la boîte avec des gestes tremblants.
— C’est… c’est toi ?
Je hoche la tête. Elle éclate en sanglots et me serre contre elle.
— Tu es folle… mais tu es merveilleuse.
Nous restons enlacées longtemps, comme deux naufragées sur le même radeau.
Mais ce geste ne plaît pas à tout le monde. Ma mère me reproche d’être trop impliquée dans une famille qui n’est plus la mienne.
— Tu dois penser à toi maintenant !
Mais comment penser à moi quand quelqu’un que j’aime souffre autant ?
Un soir, alors que je rentre du travail — je suis institutrice dans une école primaire du 18e — je croise Julien devant mon immeuble. Il semble fatigué, vieilli par l’inquiétude.
— Merci pour ce que tu as fait pour maman… Je ne savais pas comment t’en parler.
Il baisse les yeux.
— Je suis désolé pour tout ce qui s’est passé entre nous.
Je sens une boule dans ma gorge. Nous restons là, sous la pluie fine de Paris, sans trouver les mots justes.
La maladie continue son œuvre silencieuse. Wanda alterne entre espoir et découragement. Mais chaque fois qu’elle porte la perruque, elle retrouve un peu de sa fierté perdue. Elle sort faire ses courses sans baisser les yeux. Elle plaisante avec ses voisines dans l’ascenseur.
Un soir d’été, alors que nous dînons toutes les deux sur son balcon fleuri de géraniums rouges, elle me prend la main :
— Tu sais Camille… Ce n’est pas seulement une perruque que tu m’as offerte. C’est le courage d’affronter le regard des autres… et peut-être aussi le tien.
Je souris tristement. J’aurais voulu pouvoir tout réparer : la maladie, le divorce, les années perdues. Mais je ne peux offrir que cela — une mèche d’espoir tressée dans la douleur et l’amour.
Aujourd’hui encore, quand je croise mon reflet dans une vitrine du boulevard Voltaire, je touche machinalement mes cheveux courts et je pense à Wanda, à Julien, à ma famille éclatée mais vivante malgré tout.
Ai-je eu raison de tant donner ? Est-ce qu’un simple geste peut vraiment changer le cours d’une vie ? Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller par amour ou par solidarité ?