Depuis ce jour, je ne vois mon petit-fils que sur des photos – Pourquoi m’interdit-on de le serrer dans mes bras ?

« Tu ne viendras pas. Ce n’est pas le moment. » La voix de Claire, ma belle-fille, résonne encore dans mon oreille, froide et tranchante comme une lame. J’ai raccroché sans répondre, la gorge nouée, les mains tremblantes. Depuis la naissance de Louis, il y a trois mois, je n’ai vu mon petit-fils qu’à travers l’écran de mon téléphone, sur des photos envoyées du bout des doigts par mon fils, Paul, comme s’il avait peur d’être pris en faute.

Je m’appelle Madeleine. J’ai soixante-sept ans et j’habite à Tours, dans un appartement où chaque pièce porte la trace de mes enfants. Paul était mon rayon de soleil, mon fils unique, celui pour qui j’ai tout sacrifié après la mort de son père. Je l’ai élevé seule, en jonglant entre deux emplois et les fins de mois difficiles. Quand il a rencontré Claire, j’ai cru que le bonheur allait enfin revenir dans notre famille. Mais aujourd’hui, je me sens plus seule que jamais.

Le jour où Louis est né, j’ai attendu devant la maternité, un bouquet de pivoines à la main. J’ai vu Paul sortir, les traits tirés mais le sourire aux lèvres. Il m’a serrée dans ses bras, mais Claire n’a pas voulu me voir. « Elle est fatiguée », a-t-il murmuré. J’ai cru comprendre. J’ai attendu. Mais les jours ont passé et l’invitation n’est jamais venue.

J’ai essayé d’appeler, d’envoyer des messages, des petits cadeaux pour le bébé : un doudou tricoté main, un album photo pour ses premiers souvenirs. Silence radio. Un soir, j’ai osé demander à Paul :

— Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi Claire ne veut-elle pas que je vienne ?

Il a soupiré longuement au téléphone.

— Maman… Ce n’est pas facile. Elle trouve que tu es… envahissante. Elle dit que tu veux toujours tout contrôler.

J’ai senti une brûlure monter dans ma poitrine. Moi, envahissante ? J’ai élevé Paul seule ! Je voulais juste aider, être présente pour eux…

Depuis ce jour-là, je vis dans l’attente d’un signe. Je regarde les photos de Louis sur mon portable : ses petits poings serrés, ses yeux clairs comme ceux de Paul bébé. Je me surprends à parler toute seule dans la cuisine :

— Tu sais, mon ange, ta mamie t’aime très fort…

Mais il ne m’entend pas.

Le dimanche, je passe devant leur immeuble en espérant croiser Paul ou apercevoir la poussette à travers la fenêtre du salon. Parfois, j’imagine frapper à la porte et supplier Claire de me laisser entrer. Mais la peur du rejet me paralyse.

Ma sœur Hélène me dit souvent :

— Madeleine, laisse-leur du temps. Les jeunes mamans sont fragiles après l’accouchement.

Mais trois mois… Trois mois sans voir mon petit-fils ! Dans ma génération, on se soutenait en famille. On ne coupait pas les liens comme ça.

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourinait contre les vitres, Paul m’a appelée.

— Maman… Je ne sais plus quoi faire. Claire ne veut pas te voir. Elle dit que tu as critiqué sa façon d’allaiter devant sa mère.

J’ai cherché dans ma mémoire : oui, j’avais dit qu’on pouvait aussi donner le biberon si elle était fatiguée… Était-ce si grave ?

— Je voulais juste l’aider…

— Je sais, maman. Mais elle l’a mal pris.

Le silence s’est installé entre nous. J’ai senti que Paul était déchiré lui aussi.

Les semaines ont passé. Noël approchait. J’ai préparé un colis pour Louis : un pull bleu ciel tricoté avec amour, un livre d’images et une lettre pour Claire où je lui demandais pardon si j’avais blessé sans le vouloir.

Aucune réponse.

Le soir du réveillon, j’ai dressé la table pour deux : moi et une assiette vide pour Paul et Louis. J’ai pleuré en silence devant la bûche glacée qui fondait lentement sous la chaleur du radiateur.

Un matin de janvier, j’ai croisé Claire au marché. Elle portait Louis contre elle dans une écharpe grise. Mon cœur s’est emballé.

— Bonjour Claire… Bonjour mon petit cœur !

Elle m’a regardée sans sourire.

— Madeleine… Ce n’est pas le moment.

J’ai tendu la main vers Louis mais elle a reculé d’un pas.

— S’il te plaît… Je veux juste le voir…

— Il va bien. Laisse-nous tranquilles.

Elle est partie sans se retourner. J’ai senti tous les regards se poser sur moi comme des flèches.

Depuis ce jour-là, je n’ose plus sortir sans craindre de croiser quelqu’un qui me demandera : « Alors, tu profites bien de ton petit-fils ? » Que répondre ? Que je suis une grand-mère fantôme ?

Parfois je me demande si c’est moi qui ai tout gâché. Ai-je été trop présente ? Trop exigeante ? Ou bien est-ce simplement la vie moderne qui éloigne les familles ?

Je regarde les photos de Louis sur mon téléphone et je me demande :

« Est-ce qu’un jour il saura combien sa grand-mère l’aimait ? Est-ce que j’aurai le droit de le serrer dans mes bras avant qu’il ne soit trop tard ? »