Dans l’ombre du mépris : L’histoire de Camille, fille invisible
« Tu pourrais au moins faire un effort, Camille. Regarde Élise, elle a eu 18 sur 20 en maths. »
La voix de mon père résonne dans la cuisine, froide comme la porcelaine de la tasse qu’il serre entre ses doigts. Je baisse les yeux sur mon carnet de notes, où un 13 en français me paraît soudain minable. Élise, assise en face de moi, sourit sans lever la tête de son téléphone. Elle n’a même pas besoin de parler pour que je me sente de trop.
Depuis que maman est partie – non, depuis qu’elle est morte, il faut bien le dire – tout a changé. Papa n’est plus que l’ombre de lui-même, et moi… Je ne sais même plus qui je suis. Il y a Élise, la fille parfaite de sa nouvelle femme, qui brille dans chaque pièce où elle passe. Et puis il y a moi, Camille, l’enfant du passé, celle qu’on oublie dans un coin du salon.
Je me souviens du parfum de maman, de ses bras chauds autour de moi quand j’avais peur du noir. Maintenant, la nuit est partout, même en plein jour. Papa ne me parle que pour me reprocher ce que je ne suis pas. Il ne voit que les réussites d’Élise : ses concours d’équitation, ses bulletins impeccables, ses amis qui rient fort dans le jardin. Moi, on ne me demande jamais comment s’est passée ma journée.
Un soir de novembre, alors que la pluie tambourine contre les vitres, j’entends papa et sa femme se disputer dans le couloir.
— Tu es trop dur avec Camille ! Elle souffre aussi…
— Elle doit apprendre à se débrouiller ! On ne va pas la plaindre toute sa vie.
Je retiens mon souffle derrière la porte. Je voudrais crier que je n’ai rien demandé à personne. Que je voudrais juste qu’on me regarde autrement que comme un fardeau.
À l’école, ce n’est pas mieux. Les profs me trouvent « discrète », mes camarades m’ignorent ou se moquent de mes vêtements trop simples. Je n’ai pas les moyens d’acheter les baskets à la mode comme Élise. Parfois, j’aimerais disparaître pour voir si quelqu’un s’en rendrait compte.
Un jour, au CDI, je tombe sur un livre de poésie. Les mots me frappent en plein cœur : « Je suis celle qui marche dans l’ombre des autres ». Je commence à écrire dans un vieux carnet trouvé sous mon lit. Mes poèmes parlent de colère, de manque, d’espoir aussi. C’est la première fois depuis longtemps que je me sens vivante.
Mais à la maison, rien ne change. Un samedi matin, alors que papa félicite Élise pour sa sélection au concours régional d’équitation, il me lance :
— Et toi Camille ? Tu comptes faire quelque chose d’utile un jour ?
Je sens mes joues brûler. Je voudrais lui dire que j’écris, que j’existe autrement. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
C’est Élise qui brise le silence :
— Laisse-la tranquille, papa. Tu ne vois pas qu’elle fait des efforts ?
Je la regarde, surprise. C’est la première fois qu’elle prend ma défense. Son regard croise le mien ; il y a une lueur étrange dans ses yeux. Peut-être qu’elle aussi en a marre d’être parfaite.
Ce soir-là, Élise frappe à ma porte.
— Je peux entrer ?
— Si tu veux…
Elle s’assoit sur mon lit et regarde mes carnets posés sur le bureau.
— Tu écris quoi ?
— Des trucs…
— Tu me montres ?
Je lui tends un poème, tremblante. Elle lit en silence puis relève la tête :
— C’est beau. Tu devrais le montrer à papa.
— Il s’en fiche…
— Peut-être pas autant que tu crois.
Le lendemain matin, Élise dépose mon carnet sur la table du petit-déjeuner avant que j’aie le temps de protester.
Papa le feuillette distraitement puis s’arrête sur une page. Il lit à voix haute :
« Je crie sans bruit,
Dans une maison pleine d’échos,
Où personne n’entend mon nom… »
Il relève les yeux vers moi. Pour la première fois depuis des mois, je crois voir une fissure dans sa carapace.
— C’est toi qui as écrit ça ?
— Oui…
Il reste silencieux un long moment puis murmure :
— Je suis désolé, Camille. J’ai été injuste avec toi.
Les mots me frappent plus fort que n’importe quelle critique. Je sens les larmes monter mais je les ravale. Ce n’est pas le pardon que je veux ; c’est qu’il me voie enfin.
Les jours suivants sont différents. Papa fait des efforts maladroits pour me parler. Il demande à lire mes textes, m’encourage à participer à un concours de poésie au lycée. Élise et moi commençons à nous rapprocher ; elle m’avoue qu’elle aussi se sent parfois étrangère dans cette famille recomposée.
Mais tout n’est pas réglé pour autant. Les blessures restent vives et certains soirs je me demande si l’amour d’un père peut vraiment guérir toutes les cicatrices.
Aujourd’hui, à quelques jours de mon anniversaire, je regarde par la fenêtre le ciel gris de Paris et j’écris ces lignes :
« Est-ce qu’on finit toujours par trouver sa place ? Ou certains sont-ils condamnés à marcher dans l’ombre toute leur vie ? »