Dans l’Ombre de Mon Père : Le Cri Silencieux d’Aurélie
« Pourquoi tu ne m’as pas attendue, papa ? » Ma voix tremble dans le couloir froid de notre appartement à Nantes. J’entends la porte claquer, les rires de Julien résonner dans l’entrée. Encore une fois, ils sont partis au stade sans moi. Maman, les mains pleines de farine, me regarde avec cette tristesse impuissante qui me serre le cœur plus fort que n’importe quelle absence.
Je m’appelle Aurélie Martin. J’ai seize ans et je vis dans l’ombre d’un frère qui n’est même pas vraiment mon frère. Julien est le fils de la première femme de papa. Il a vingt ans, il est beau, il joue au foot comme un dieu et il a ce sourire qui fait fondre tout le monde, surtout papa. Moi, je suis la fille de la « deuxième vie » de François Martin. La vie où il n’a plus le temps, plus la patience, plus l’envie.
« Tu sais bien qu’ils aiment le foot tous les deux », murmure maman en essuyant ses mains sur son tablier. « Et toi, tu n’aimes pas ça… »
Mais ce n’est pas le foot qui me manque. C’est lui. C’est ce regard que je ne croise jamais, cette main qu’il ne pose jamais sur mon épaule. Je donnerais tout pour un samedi après-midi à marcher avec lui sur les bords de l’Erdre, à parler de tout et de rien. Mais ces moments-là, il les réserve à Julien.
Je me souviens d’un Noël où tout a basculé. J’avais dix ans. Sous le sapin, il y avait une guitare flambant neuve pour Julien – alors qu’il n’avait jamais touché un instrument – et pour moi… un livre de coloriage. J’ai souri, j’ai remercié, mais à l’intérieur, quelque chose s’est fissuré.
Les années ont passé. J’ai appris à me faire petite, à ne pas déranger. J’ai excellé à l’école – mention très bien au brevet, premier prix du concours d’écriture du lycée – mais papa n’est jamais venu à une remise de prix. Il avait toujours une réunion ou un match avec Julien.
Un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les vitres du salon, j’ai surpris une conversation entre maman et papa.
— François, tu ne vois pas qu’Aurélie souffre ?
— Arrête, Claire. Elle exagère. Elle a tout ce qu’il lui faut.
— Non, elle a besoin de toi !
J’ai senti la colère monter en moi comme une vague noire. Pourquoi fallait-il toujours se battre pour exister ?
Un jour, j’ai craqué. J’ai claqué la porte de ma chambre si fort que les cadres sont tombés du mur. Papa est monté en furie.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Tu ne me vois jamais ! Tu ne m’aimes pas comme tu aimes Julien !
Il est resté figé, surpris par la violence de mes mots. Puis il a haussé les épaules.
— Arrête tes caprices.
Ce soir-là, j’ai compris que je devrais apprendre à vivre sans lui.
Maman a essayé de recoller les morceaux. Elle m’a emmenée au cinéma, m’a encouragée dans mes passions – l’écriture, la photographie – mais il manquait toujours quelque chose. Une reconnaissance que seule la voix grave de papa pouvait m’offrir.
À dix-huit ans, j’ai quitté la maison pour Paris. J’ai intégré Sciences Po avec une bourse – papa n’a même pas appelé pour me féliciter. Julien est resté à Nantes ; il a ouvert un bar avec papa comme associé. Les photos de leur inauguration ont envahi Facebook : deux hommes heureux, complices, inséparables.
Je me suis jetée dans mes études comme on plonge dans l’océan pour oublier qu’on ne sait pas nager. J’ai rencontré des amis qui sont devenus ma famille de cœur : Camille, qui m’a appris à danser sous la pluie ; Thomas, qui m’a offert mon premier appareil photo ; et surtout Léa, qui m’a dit un jour :
— Tu sais Aurélie, on ne choisit pas sa famille mais on choisit ceux qui nous aiment vraiment.
C’est elle qui m’a poussée à écrire cette lettre à papa. Une lettre que j’ai relue cent fois avant de l’envoyer.
« Papa,
Je t’écris parce que j’ai besoin que tu saches ce que j’ai ressenti toutes ces années. J’aurais aimé être ta fierté comme Julien l’a été. J’aurais aimé partager avec toi mes victoires et mes peines. Mais tu n’étais jamais là. Je ne t’en veux plus aujourd’hui ; j’apprends à vivre sans ton regard. Mais sache que ton absence a laissé une trace en moi que personne ne pourra effacer.
Aurélie »
Il ne m’a jamais répondu.
Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq ans. Je suis journaliste à Paris Match et je photographie des visages oubliés par la société : des enfants des quartiers nord de Marseille aux retraités isolés du Limousin. Je cherche dans leurs yeux ce que je n’ai jamais trouvé dans ceux de mon père : une reconnaissance silencieuse, un amour inconditionnel.
Parfois, je reçois des messages de maman :
« Ton père demande de tes nouvelles… »
Je souris tristement. Il est trop tard pour recoller les morceaux mais pas pour pardonner.
Alors je vous pose la question : combien d’enfants vivent encore dans l’ombre d’un parent qui ne sait pas aimer ? Et vous, avez-vous déjà ressenti ce vide ?