Chez moi, mais plus chez moi : le silence d’une mère
« Madeleine, s’il te plaît, ne rentre plus dans notre chambre. Et… essaie de ne pas toucher à nos affaires. »
La voix d’Anne résonne encore dans le couloir, sèche, presque tranchante. Je reste figée devant la porte entrouverte, la main sur la poignée, mon cœur battant trop fort pour mon âge. Notre chambre, elle a dit. Mais c’est la mienne, depuis trente ans. C’est là que j’ai rangé les photos de mon mariage avec Jacques, les carnets de santé de Pierre enfant, les lettres de ma sœur Lucie.
Je referme doucement la porte, comme si j’étais une voleuse. J’entends Pierre dans la cuisine : « Anne, tu pourrais être plus gentille avec maman… »
Elle soupire. « Pierre, on a dit qu’on resterait ici juste le temps de trouver un appartement. Mais si ta mère fouille dans nos affaires… »
Leur voix baisse. Je n’entends plus rien. Je me sens soudain vieille, inutile, transparente.
Il y a six mois, Pierre est arrivé avec Anne et leurs valises. « Maman, tu sais que c’est temporaire. On ne veut pas te déranger. » J’ai souri, soulagée de ne plus être seule dans cette grande maison silencieuse. J’ai vidé une chambre pour eux – la mienne, la plus lumineuse – pensant qu’ils seraient mieux installés. J’ai entassé mes affaires dans le bureau et le grenier, mais il restait encore des souvenirs dans les tiroirs.
Au début, tout allait bien. On dînait ensemble, on riait même parfois. Mais très vite, Anne a commencé à changer les choses : elle a déplacé les meubles du salon, remplacé mes rideaux par des stores gris, jeté mes torchons brodés sous prétexte qu’ils étaient « trop vieux ». Pierre ne disait rien. Il travaille tard à l’hôpital ; il rentre épuisé et s’endort devant la télé.
Un soir, j’ai voulu récupérer un album photo dans leur chambre – ma chambre – et c’est là qu’Anne m’a surprise. Depuis, elle me regarde comme si j’étais une intruse.
Je me réfugie dans la cuisine. Je prépare un gratin dauphinois comme Pierre les aime tant. J’entends Anne monter l’escalier en claquant des talons. Elle s’arrête devant la porte et lance : « Madeleine, tu pourrais prévenir avant d’entrer dans notre espace privé ? »
Je serre les poings sur le plan de travail. « C’est ma maison », ai-je envie de crier. Mais je me tais. Je n’ai jamais su m’imposer.
Le lendemain matin, je trouve un mot sur la table :
« Madeleine,
Nous avons visité un appartement hier soir. Il est cher mais lumineux. On réfléchit encore.
Anne »
Aucune mention de Pierre. Aucune formule de politesse.
Je me sens de trop chez moi. Je n’ose plus ouvrir les portes sans frapper. Je marche sur la pointe des pieds pour ne pas déranger Anne qui fait du télétravail dans le salon – mon salon.
Un dimanche midi, alors que je prépare le repas familial, Anne arrive avec sa mère, Françoise. Elles parlent fort, rient ensemble en critiquant la décoration :
« Tu vois maman, ici c’est un peu vieillot… Il faudrait tout refaire à neuf ! »
Françoise acquiesce : « Tu as raison ma chérie. Et puis cette maison est bien trop grande pour une seule personne… »
Je serre les dents. Pierre arrive enfin : « Maman, tu viens manger ? »
Je m’assois à table en silence. Les conversations tournent autour des travaux à faire, des appartements à visiter. Personne ne me demande mon avis.
Le soir venu, je monte dans ma chambre – enfin, ce qu’il en reste – et je retrouve une lettre de Jacques dans une vieille boîte à chaussures :
« Ma Madeleine,
Si un jour tu te sens seule ou perdue dans cette maison pleine de souvenirs, souviens-toi que tu es chez toi partout où tu as aimé… »
Les larmes me montent aux yeux.
Quelques jours plus tard, j’ose demander à Pierre : « Tu penses que vous allez bientôt trouver un appartement ? »
Il soupire : « C’est compliqué maman… Anne ne veut pas se précipiter. Et puis ici on est bien installés… »
Je comprends alors que rien ne changera si je ne fais rien.
Le lendemain matin, je prépare le petit-déjeuner et j’annonce d’une voix tremblante : « J’ai besoin de retrouver un peu d’intimité chez moi. Peut-être pourriez-vous accélérer vos recherches ? »
Anne me lance un regard noir. Pierre baisse les yeux.
Le soir même, j’entends des éclats de voix derrière la porte de leur chambre :
« Ta mère nous met dehors ! »
« Ce n’est pas ça Anne… Elle a juste besoin d’espace… »
« Eh bien qu’elle le dise clairement ! »
Je m’effondre sur le canapé. Ai-je été trop gentille ? Trop faible ? Ou simplement une mère qui voulait garder son fils près d’elle ?
Quelques semaines plus tard, ils trouvent enfin un appartement et déménagent en silence. La maison redevient calme – trop calme.
Je passe devant leur ancienne chambre et m’arrête sur le seuil. Je respire profondément l’odeur du passé mêlée à celle du vide.
Est-ce cela vieillir ? Voir son foyer devenir un lieu de passage pour ceux qu’on aime ? À quel moment cesse-t-on d’être chez soi ?