Chassée de chez moi à dix-sept ans : dix ans plus tard, ils reviennent frapper à ma porte
— Tu n’as pas honte ?! hurle ma mère, les yeux injectés de larmes et de colère.
Je serre la main de Julien si fort que mes jointures blanchissent. Je n’arrive pas à parler. Mon père, debout dans l’embrasure de la porte du salon, me regarde comme si j’étais une étrangère.
— Tu vas gâcher ta vie, Camille ! Tu te rends compte ? À ton âge !
Je voudrais crier que ce n’est pas un accident, que je l’aime, que je veux ce bébé. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Julien tente de parler, mais mon père le coupe net :
— Tu dégages d’ici avec elle. Maintenant.
C’est ainsi que tout a commencé. Dix-sept ans, enceinte de trois mois, expulsée de chez moi par ceux qui étaient censés m’aimer inconditionnellement. Je me souviens encore du froid mordant de ce soir de mars, du sac à dos trop léger sur mon épaule, du silence pesant entre Julien et moi alors qu’on marchait vers la gare de Melun.
Nous avons dormi chez son cousin, Thomas, quelques nuits. Mais il vivait déjà à l’étroit avec sa copine dans un studio à Savigny-le-Temple. Rapidement, on a compris qu’on ne pouvait compter que sur nous-mêmes. J’ai arrêté le lycée. Julien a trouvé un boulot d’intérimaire dans un entrepôt à Lieusaint. Moi, je passais mes journées à chercher un logement social, à remplir des dossiers CAF et RSA, à pleurer dans les toilettes publiques pour ne pas craquer devant Julien.
La grossesse avançait. Je sentais la petite vie bouger en moi alors que tout autour semblait s’effondrer. Les regards dans la rue, les murmures des voisins : « Tu as vu la fille des Martin ? » Même la boulangère du quartier me lançait des sourires gênés.
Un soir, alors que je pliais des vêtements donnés par une association caritative, Julien est rentré plus tôt.
— J’ai trouvé un appart ! C’est pas grand, c’est même un peu miteux… mais c’est à nous.
J’ai pleuré de soulagement. On a emménagé dans un F1 à Corbeil-Essonnes. Les murs étaient humides, la fenêtre fermait mal, mais c’était notre cocon. J’ai accouché d’une petite fille en août. On l’a appelée Manon.
Les années ont passé. Julien a décroché un CDI comme cariste. Moi, j’ai repris mes études par correspondance. On a galéré, on s’est disputés pour des factures impayées, pour des couches trop chères, pour nos rêves sacrifiés sur l’autel de la précarité. Mais on s’est accrochés.
Jamais une lettre de mes parents. Pas un coup de fil. Même pas pour la naissance de Manon.
Parfois, je les croisais au marché du samedi matin. Ma mère détournait les yeux. Mon père faisait mine de ne pas me voir. J’avais mal, mais j’ai appris à vivre avec ce vide.
Dix ans ont passé. Manon a maintenant neuf ans. Elle est vive, curieuse, passionnée de lecture et de danse classique. Julien et moi avons réussi à acheter un petit appartement à Évry grâce à beaucoup d’économies et un prêt social.
Un jeudi soir d’octobre, alors que je rentrais du travail — je suis devenue assistante sociale — quelqu’un a sonné à la porte. J’ai ouvert… et j’ai vu mes parents sur le palier.
Ma mère avait vieilli d’un coup ; ses cheveux étaient gris, son visage tiré par l’inquiétude. Mon père semblait plus petit qu’avant.
— Camille… on peut entrer ?
J’ai hésité. Mon cœur battait la chamade.
— Pourquoi ?
Ma mère s’est effondrée en larmes :
— Ton père a perdu son travail… On va être expulsés… On n’a plus rien…
Le silence s’est installé comme une chape de plomb.
— Tu veux qu’on t’aide ? Après tout ce que vous m’avez fait ?
Mon père a baissé les yeux :
— On a été idiots… On regrette…
J’ai senti la colère remonter en moi : toutes ces nuits passées à pleurer seule avec Manon dans les bras ; toutes ces humiliations ; cette solitude imposée par ceux qui auraient dû me protéger.
Julien est arrivé derrière moi :
— Camille…
J’ai regardé ma fille qui jouait dans sa chambre sans se douter de rien. Je me suis demandé si j’étais capable de pardonner.
— Vous pouvez entrer… mais je ne vous promets rien.
Ils se sont assis dans notre salon modeste. Ma mère n’arrêtait pas de regarder Manon avec des yeux embués.
— Elle te ressemble tellement…
J’ai eu envie de hurler : « Tu aurais pu la connaître depuis neuf ans ! » Mais je me suis tue.
Nous avons discuté longtemps ce soir-là. Ils m’ont raconté leur descente aux enfers : licenciement économique pour mon père, dettes accumulées, isolement progressif. Ils n’avaient plus personne vers qui se tourner.
Je les ai aidés à remplir des dossiers pour le CCAS et la Banque alimentaire. J’ai proposé qu’ils restent quelques jours chez nous le temps de trouver une solution.
Mais au fond de moi, la blessure restait vive. Comment pardonner l’abandon ? Comment accepter qu’ils reviennent vers moi uniquement parce qu’ils sont dans le besoin ?
Le lendemain matin, Manon m’a demandé :
— Maman, c’est qui ces gens ?
Je lui ai répondu simplement :
— Ce sont tes grands-parents.
Elle a souri timidement et leur a tendu un dessin.
En voyant cela, j’ai compris que le pardon n’était pas un cadeau pour eux, mais une libération pour moi-même.
Mais dites-moi… Auriez-vous ouvert votre porte après tant d’années d’indifférence ? Peut-on vraiment tourner la page sur une trahison aussi profonde ?