Ce que l’on sème, on le récolte : Chronique d’un dîner sous tension

— Tu verras, ça nous fera du bien ! On n’a pas besoin de plus, les gens vivent sur du riz pendant des mois, affirma Nathan en jetant une poignée de grains dans la casserole.

Je l’ai regardé, incrédule. La cuisine sentait déjà la tension, plus que le dîner à venir. Je me suis retenue de répondre, serrant les lèvres pour ne pas laisser échapper ce flot de mots qui me brûlait la gorge. Depuis qu’il avait perdu son emploi à la SNCF, Nathan était devenu irritable, presque étranger. Moi, je jonglais avec mon poste à la mairie et les enfants, mais lui… il s’était enfermé dans une fierté silencieuse.

— Tu penses vraiment qu’on va tenir tout le mois comme ça ? ai-je murmuré, la voix tremblante.

Il n’a pas répondu. Il s’est contenté de tourner le riz dans l’eau bouillante, les épaules voûtées. J’ai senti mes yeux piquer. Ce n’était pas seulement le riz, c’était tout ce qu’on ne se disait plus.

Plus tard, j’ai envoyé un message à Alice : « Il veut qu’on mange du riz tout le mois. Je crois qu’il a pété un câble. »

Elle a répondu presque aussitôt : « Viens boire un café demain. On en parle. »

Le lendemain matin, j’ai déposé les enfants à l’école et j’ai filé chez Alice. Elle m’a accueillie avec un sourire triste et deux mugs fumants.

— Alors, raconte-moi tout.

Je me suis effondrée sur sa chaise en osier.

— Je ne le reconnais plus… Il est froid, distant. Et cette histoire de riz… C’est comme s’il voulait nous punir tous pour ce qui lui arrive.

Alice a hoché la tête.

— Tu sais, mon frère a fait pareil quand il a perdu son boulot. Il faut du temps… Mais tu ne peux pas tout porter seule.

J’ai soupiré. Je savais qu’elle avait raison, mais comment parler à Nathan sans déclencher une nouvelle dispute ?

Le soir même, j’ai tenté une approche douce :

— Nathan, tu sais… On pourrait peut-être varier un peu les repas ? Les enfants n’aiment pas trop le riz nature…

Il a posé sa fourchette avec fracas.

— Tu crois que ça m’amuse ? Tu crois que j’aime voir mes enfants manger comme ça ? Mais tu ne comprends rien !

Sa voix a claqué comme une gifle. Les enfants ont baissé les yeux. J’ai senti la honte m’envahir. J’aurais voulu disparaître sous la table.

Après le dîner, j’ai rejoint Nathan sur le balcon. Il fumait en silence, regardant les lumières de la ville.

— Je suis désolée… ai-je murmuré.

Il a haussé les épaules.

— C’est moi qui devrais m’excuser. Je gère mal tout ça…

Un silence lourd s’est installé entre nous. J’aurais voulu lui dire que j’avais peur, que je me sentais seule. Mais les mots sont restés coincés.

Les jours ont passé. Le riz est devenu notre quotidien, symbole muet de notre malaise. Les enfants râlaient, moi je maigrissais à vue d’œil. Un soir, Paul, notre aîné de dix ans, a éclaté :

— J’en ai marre du riz ! Pourquoi on ne mange plus comme avant ?

Nathan s’est levé brusquement et a claqué la porte de sa chambre. J’ai pris Paul dans mes bras.

— Papa traverse une période difficile… Mais ça va s’arranger, je te promets.

Je n’y croyais plus vraiment moi-même.

Un samedi matin, alors que Nathan dormait encore, j’ai emmené les enfants au marché. Avec quelques économies cachées dans une boîte à biscuits, j’ai acheté des légumes et un poulet fermier. Le soir venu, j’ai cuisiné un vrai repas.

Quand Nathan est entré dans la cuisine et a vu la table dressée, il s’est arrêté net.

— Qu’est-ce que tu fais ?

J’ai soutenu son regard.

— On ne peut pas continuer comme ça. On est une famille… On doit se soutenir, pas se punir.

Il a baissé les yeux. Puis il s’est assis en silence et a mangé avec nous. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai vu ses épaules se détendre un peu.

Après le repas, il m’a prise à part.

— Merci… Je crois que j’avais besoin qu’on me rappelle ce qui compte vraiment.

J’ai souri tristement.

— On récolte ce qu’on sème, Nathan. Si on sème la colère et le silence…

Il a hoché la tête.

Cette nuit-là, je me suis demandé : combien de couples traversent ce genre d’épreuve sans jamais réussir à se retrouver ? Est-ce qu’on peut vraiment tout surmonter ensemble ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression que le quotidien vous échappait complètement ?