Ce que j’ai découvert dans le journal de ma fille : une mère face à l’inattendu
« Tu n’avais pas le droit. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, froide, tranchante, alors que je referme la porte de son appartement derrière moi. Mes mains tremblent sur la poignée de la vieille valise, celle que j’avais remplie de vêtements pour elle, comme autrefois, quand elle partait en colonie de vacances. Mais aujourd’hui, c’est moi qui pars, chassée par un regard que je n’avais jamais vu chez ma propre fille.
Tout a commencé par un geste anodin, ou du moins, c’est ce que je croyais. J’étais venue garder Paul, mon petit-fils de huit ans, pendant que Camille assistait à une réunion tardive. En rangeant un peu le salon, j’ai trouvé ce carnet bleu marine, glissé entre deux coussins du canapé. Je l’ai ouvert, pensant y trouver des dessins de Paul ou une liste de courses oubliée. Mais non. C’était l’écriture fine et serrée de Camille, ma fille. Son journal intime.
Je n’ai pas résisté. Je me suis dit : « Juste une page… »
Mais dès les premiers mots, j’ai compris que je venais d’ouvrir une boîte de Pandore. « Je ne sais plus comment parler à maman. Elle ne m’écoute jamais vraiment. Elle croit tout savoir sur moi, mais elle ne voit rien. »
Mon cœur s’est serré. J’ai continué à lire, incapable de m’arrêter. Chaque page était une gifle silencieuse : ses doutes sur sa maternité, sa fatigue, sa colère contre moi, ses souvenirs d’enfance qui n’étaient pas ceux que j’avais gardés précieusement dans ma mémoire. Elle écrivait qu’elle se sentait étouffée par mes conseils, qu’elle aurait voulu que je sois plus douce, moins exigeante. Que parfois, elle aurait préféré que je sois absente plutôt que présente à moitié.
Je me suis vue à travers ses yeux : envahissante, critique, incapable de comprendre ses choix de vie – son divorce, son retour à la fac à trente-cinq ans, sa manière d’élever Paul sans jamais hausser la voix. Tout ce que je croyais être des preuves d’amour n’étaient pour elle que des rappels constants de ses propres échecs.
Quand elle est rentrée ce soir-là, j’étais assise dans la cuisine, le carnet posé devant moi comme une arme chargée. Elle a tout de suite compris. Son visage s’est fermé. « Tu as lu ? »
J’ai voulu me justifier : « Camille, je… »
Elle m’a coupée net : « Tu n’avais pas le droit. Ce sont MES pensées. »
Le silence s’est installé entre nous, lourd comme du plomb. Paul est venu me voir avec ses yeux rieurs : « Mamie, tu restes dormir ? »
Camille a détourné le regard. Pas un mot pour m’inviter à rester. Pas même un « Maman, assieds-toi ». J’ai compris que quelque chose venait de se briser.
Sur le chemin du retour, les souvenirs se sont bousculés dans ma tête : les disputes pour des broutilles, les conseils non sollicités sur sa vie amoureuse ou professionnelle, mes critiques voilées sur sa façon d’éduquer Paul (« Tu devrais être plus ferme », « À mon époque… »). Je croyais bien faire. Je voulais juste l’aider à ne pas reproduire mes erreurs.
Mais avais-je seulement pris le temps de l’écouter ? De voir la femme qu’elle était devenue ?
Les jours suivants ont été un supplice. J’ai tenté d’appeler Camille. Elle ne répondait pas. J’ai envoyé des messages : « Je suis désolée », « Pardonne-moi », « Je t’aime ». Silence radio.
J’ai parlé à mon amie Sophie au marché :
— Tu sais, Sophie… J’ai lu le journal de Camille.
— Oh Monique… Tu sais bien qu’on ne fait pas ça !
— Je sais… Mais je voulais comprendre pourquoi elle s’éloigne autant.
— Peut-être qu’il faut juste lui laisser du temps…
J’ai repensé à ma propre mère, autoritaire et distante. J’avais juré de ne jamais lui ressembler. Et pourtant…
Un dimanche matin, alors que je préparais un gâteau au chocolat – celui que Camille adorait petite – j’ai entendu frapper à la porte. C’était Paul, avec son père Julien.
— Maman dit que tu lui manques… mais qu’elle est trop en colère pour te voir.
Julien a posé une main sur mon épaule :
— Laisse-lui du temps, Monique. Elle t’aime, mais elle a besoin de respirer.
J’ai pris Paul dans mes bras et j’ai pleuré en silence.
Les semaines ont passé. J’ai commencé à écrire moi aussi. À mettre sur papier mes regrets, mes peurs de vieillir seule, mon amour maladroit pour ma fille unique. J’ai compris que l’amour maternel ne donne pas tous les droits ; il exige aussi du respect et du recul.
Un soir d’automne, Camille m’a appelée :
— Maman… Est-ce qu’on peut parler ?
Sa voix tremblait.
— Oui, ma chérie… Je t’attends.
Nous avons marché longtemps au bord du canal Saint-Martin. Elle m’a dit sa douleur d’avoir été trahie dans son intimité. J’ai reconnu mes torts sans chercher d’excuses. Nous avons pleuré ensemble.
Aujourd’hui encore, rien n’est tout à fait comme avant. Il y a des silences gênants parfois, des gestes retenus. Mais il y a aussi une nouvelle sincérité entre nous.
Je me demande souvent : combien de mères et de filles vivent ainsi côte à côte sans vraiment se connaître ? Est-ce qu’on peut réparer ce qui a été brisé par les non-dits ? Et vous… avez-vous déjà eu peur de découvrir ce que vos enfants pensent vraiment de vous ?