Ce n’est que des affaires, dit-elle… Mais à quel prix ?

« Ce n’est que des affaires, maman. Je les jette comme je veux. »

La voix de Camille résonne encore dans l’entrée, sèche, tranchante, comme un couperet. Je suis restée figée, la main sur la porte, incapable de répondre. Comment pouvait-elle parler ainsi des souvenirs de toute une vie ?

Ce matin-là, j’avais entendu du bruit dans la cave. J’ai descendu les marches, le cœur battant, et je l’ai trouvée là, entourée de cartons éventrés. Les albums photos de mon mariage avec Jacques, les lettres jaunies de ma mère, même la vieille nappe brodée de ma grand-mère… Tout était entassé pêle-mêle dans des sacs-poubelle.

— Camille ! Qu’est-ce que tu fais ?

Elle a levé les yeux vers moi, agacée :

— Maman, il faut faire de la place. Tu ne vas pas t’encombrer de tout ça jusqu’à la fin de tes jours !

J’ai senti mes jambes trembler. J’ai voulu protester, expliquer que chaque objet avait une histoire, une part de moi. Mais elle n’a rien voulu entendre. Elle a continué à jeter, méthodique, implacable.

Depuis la mort de Jacques il y a deux ans, je vis seule dans cet appartement du 7ème arrondissement. Mes journées sont rythmées par les courses au marché Jean Macé, les cafés avec mes voisines, et ces souvenirs qui me tiennent compagnie quand la nuit tombe trop tôt. Camille vient rarement ; elle travaille beaucoup, dit-elle. Mais ce jour-là, elle avait débarqué sans prévenir, décidée à « m’aider à tourner la page ».

Je n’ai pas osé la contrarier. J’ai regardé mes souvenirs disparaître dans des sacs noirs, comme si on effaçait mon passé à coups de balai. Quand elle est partie, elle a claqué la porte sans un regard. Depuis, le silence s’est installé entre nous.

Le lendemain, j’ai tenté d’appeler Camille. Sa messagerie. J’ai laissé un message maladroit :

— Camille… Je voulais te parler… Pour les affaires…

Pas de réponse. J’ai passé la journée à errer dans l’appartement vidé d’une partie de son âme. J’ai croisé ma voisine, Madame Lefèvre, sur le palier.

— Vous allez bien, Françoise ? Vous avez l’air pâle.

J’ai esquissé un sourire :

— Oh, vous savez… Les enfants veulent toujours bien faire.

Mais le soir venu, j’ai pleuré comme une enfant. J’avais l’impression qu’on m’arrachait une partie de moi-même.

Les jours ont passé. Camille ne donnait plus signe de vie. J’ai essayé d’en parler à mon fils, Pierre, qui vit à Grenoble.

— Tu sais, ta sœur a jeté beaucoup de choses à la cave…

Il a soupiré :

— Maman, tu sais comment elle est. Elle veut t’aider à avancer…

Mais avancer vers quoi ? Vers un appartement aseptisé où chaque trace du passé est bannie ? Vers une solitude encore plus grande ?

Un dimanche matin, j’ai reçu un message de Camille :

« Je passe te voir cet après-midi. »

Mon cœur s’est emballé. J’ai préparé un gâteau au yaourt comme quand elle était petite. Quand elle est arrivée, elle avait l’air fatiguée.

— Maman… Je sais que tu m’en veux.

J’ai baissé les yeux.

— Ce n’est pas ça… Mais tu aurais pu me demander avant de tout jeter.

Elle s’est assise en face de moi.

— Tu ne comprends pas… Je te vois t’accrocher à tout ça et j’ai peur pour toi. Tu t’enfermes dans le passé.

J’ai senti la colère monter.

— Et toi, tu crois que tout effacer va me guérir ? Que je vais oublier ton père parce que ses photos ne sont plus là ?

Elle a eu un geste d’impatience.

— Ce n’est que des affaires ! Ce qui compte c’est toi, pas ces vieilleries !

J’ai éclaté :

— Mais ces « vieilleries », c’est ma vie ! C’est ton histoire aussi ! Un jour tu regretteras peut-être de ne pas avoir gardé ces lettres ou ces photos…

Elle s’est levée brusquement.

— Je ne veux pas en parler.

Elle est partie sans finir son café. J’ai regardé la porte se refermer sur notre incompréhension.

Depuis ce jour-là, je n’arrive plus à lui parler sans ressentir cette blessure vive. Comment lui expliquer que ce qu’elle appelle « des affaires » sont les racines qui me tiennent debout ? Que dans ce monde où tout va trop vite, j’ai besoin de mes souvenirs pour ne pas me perdre ?

Je me sens seule face à ce mur d’indifférence. Est-ce moi qui suis trop attachée au passé ? Ou est-ce notre époque qui veut tout jeter sans regarder en arrière ?

Parfois je me demande : comment renouer avec ceux qu’on aime quand on ne parle plus la même langue du cœur ? Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page sans trahir ce qu’on a été ? Qu’en pensez-vous ?