Appels Quotidiens et Silences Profonds : L’histoire de Madeleine, Mère Seule à Lyon
— Allô maman, comment tu vas aujourd’hui ?
La voix de Thomas résonne dans le combiné, douce mais distante. Je ferme les yeux un instant, cherchant dans ses mots la chaleur d’autrefois. Mais il n’y a que la routine, la politesse apprise. Je réponds, comme chaque matin :
— Ça va, mon chéri. Et toi ?
Il hésite à peine, puis enchaîne :
— Tout va bien. Tu prends bien tes médicaments ? Tu as pensé à payer la facture d’électricité ?
Je souris tristement. Il ne me demande plus si j’ai lu un bon livre ou si j’ai vu les voisins. Il ne me raconte plus ses soucis au travail ou les bêtises de ses enfants. Il vérifie, il coche des cases. Comme Lucie et Pierre, qui appellent chacun leur tour, toujours à la même heure, toujours avec les mêmes questions.
Je vis seule depuis la mort de Paul. Dix ans déjà. Mon appartement du sixième arrondissement de Lyon est silencieux, trop grand pour moi seule. Les murs résonnent encore des rires d’enfants, des disputes pour la salle de bain, des odeurs de crêpes du dimanche matin. Maintenant, il n’y a plus que le tic-tac de l’horloge et le ronronnement du radiateur.
Lucie passe parfois, mais toujours pressée. Elle dépose un plat préparé sur la table, embrasse ma joue et repart en vérifiant son téléphone.
— Désolée maman, j’ai une réunion Zoom dans vingt minutes…
Pierre, lui, ne vient presque jamais. Il habite à Grenoble et trouve toujours une excuse : le travail, les enfants malades, les bouchons sur l’A43. Mais il m’appelle chaque dimanche.
— Tu sais maman, tu devrais peut-être penser à vendre l’appartement. C’est grand pour toi toute seule… Et puis, ça te ferait un joli pécule pour profiter un peu !
Je sens la question derrière la suggestion. À qui ira ce « joli pécule » ? J’ai rédigé mon testament il y a deux ans, partageant équitablement entre eux trois. Mais parfois je me demande : est-ce que je suis encore leur mère ou seulement une vieille dame avec un patrimoine ?
Ce matin-là, je regarde par la fenêtre. La pluie bat sur les toits rouges de Lyon. Demain c’est mon anniversaire. J’ai préparé un gâteau au chocolat comme autrefois. J’ai sorti la vieille nappe brodée de ma mère. J’espère qu’ils viendront tous ensemble cette fois.
Le téléphone sonne. C’est Lucie.
— Maman, tu veux qu’on vienne demain ou tu préfères qu’on fasse ça dimanche ? Thomas a un match de foot avec les petits et Pierre ne sait pas s’il pourra descendre…
Je ravale mes larmes.
— Comme vous voulez…
Le lendemain, ils arrivent séparément. Thomas avec ses enfants surexcités qui courent partout sans même me dire bonjour. Lucie qui vérifie son portable toutes les deux minutes. Pierre qui regarde l’heure en soupirant.
On s’assoit autour du gâteau. Je souffle mes bougies seule — ils filment pour « envoyer à la famille ». Les conversations tournent autour du travail, des vacances à venir, des prix de l’immobilier.
À un moment, Thomas demande :
— Dis maman, tu as pensé à ce que tu feras si jamais tu ne peux plus rester ici ? Tu sais qu’il y a de très bonnes maisons de retraite maintenant…
Lucie ajoute :
— Oui, et puis on pourrait vendre l’appartement avant que ça ne perde trop de valeur.
Je sens mon cœur se serrer. Je voudrais crier : « Et moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ? À ce que je ressens ? » Mais je me tais. Je souris faiblement.
Après leur départ, je reste seule dans le salon en désordre. Le silence retombe comme une chape de plomb. Je regarde les photos sur le buffet : trois enfants blonds aux joues roses qui me regardent avec amour et insouciance.
Où sont passés ces enfants-là ? Où est passée notre complicité ?
Le soir venu, je m’assois dans mon fauteuil préféré et j’écris dans mon carnet :
« Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans s’intéresser à l’autre ? Est-ce que je suis devenue invisible à leurs yeux ? »
Et vous… avez-vous déjà eu cette impression d’être aimés pour ce que vous possédez plutôt que pour ce que vous êtes ?