« Anne, tu dormiras désormais dans la cuisine » : Être étrangère chez soi

— Maman, on a réfléchi avec Claire… Tu vas devoir dormir dans la cuisine à partir de ce soir. On a besoin de ta chambre pour le bébé.

J’ai cru que mon cœur s’arrêtait. J’ai regardé Julien, mon fils, mon petit garçon d’autrefois, celui que j’ai élevé seule après la mort de son père. Il ne me regardait même pas dans les yeux. Claire, sa femme, caressait son ventre arrondi, le visage fermé. J’ai voulu protester, mais aucun son n’est sorti de ma bouche.

Je me suis levée, chancelante, et j’ai traversé le couloir familier. Chaque pas résonnait comme un écho de trahison. Je me suis arrêtée devant la porte de ma chambre — non, leur chambre désormais — et j’ai senti mes jambes fléchir. Je n’étais plus chez moi. Je n’étais plus rien.

Tout avait commencé il y a deux ans. Après une mauvaise chute et une fracture du col du fémur, Julien avait insisté pour que je vienne vivre avec eux à Paris. « Tu seras mieux entourée », disait-il. J’avais accepté, pensant retrouver la chaleur d’un foyer, l’amour d’une famille réunie. Mais très vite, j’ai compris que je n’étais qu’une présence encombrante.

— Anne, tu pourrais préparer le dîner ce soir ? J’ai eu une journée épuisante, lançait Claire presque chaque soir.

Je cuisinais, je faisais les courses, je m’occupais du linge. Je devenais invisible à force d’être utile. Parfois, j’entendais des éclats de rire derrière la porte du salon pendant que je débarrassais la table seule dans la cuisine. Je me disais que c’était normal, qu’ils avaient besoin d’intimité. Mais au fil des semaines, la solitude s’est installée comme une brume épaisse.

Un soir d’hiver, alors que je triais le linge dans la buanderie glaciale, j’ai surpris une conversation.

— Elle est gentille ta mère, mais elle prend trop de place… On ne peut jamais être tranquilles !
— Je sais… Mais elle n’a nulle part où aller.

J’ai senti les larmes monter. J’ai pensé à toutes ces années où je me suis privée pour Julien : les vacances annulées pour payer ses études à Lyon, les nuits blanches à veiller sur lui quand il avait de la fièvre… Et maintenant ? J’étais un fardeau.

Le pire fut le jour où Claire a annoncé sa grossesse. Toute la famille était réunie autour d’un gâteau au chocolat que j’avais préparé. Claire rayonnait ; Julien souriait comme un enfant. Moi, j’applaudissais timidement en pensant : « Peut-être qu’ils auront besoin de moi… » Mais dès le lendemain, tout a changé.

— Anne, tu pourrais éviter de laisser traîner tes affaires dans le salon ? Avec le bébé qui arrive, il faut que tout soit impeccable.

Petit à petit, mes objets disparaissaient des pièces communes : mon fauteuil préféré relégué à la cave, mes livres empilés dans un carton au fond du couloir. Même mon chat, Minou, n’avait plus le droit de monter sur le canapé.

Un matin, alors que je préparais le café, Claire est entrée dans la cuisine sans me saluer.

— Il faudrait que tu arrêtes de cuisiner des plats trop gras. Ce n’est pas bon pour le bébé.

J’ai hoché la tête en silence. J’avais l’impression de devenir transparente.

Le soir où ils m’ont annoncé que je devais dormir dans la cuisine, j’ai compris que je n’étais plus qu’une invitée indésirable dans ma propre vie. J’ai installé un matelas entre le frigo et la table en formica. Les bruits du lave-vaisselle me berçaient chaque nuit ; l’odeur du café froid me réveillait chaque matin.

Un dimanche matin, ma petite-fille Lucie est venue me voir en cachette.

— Mamie, pourquoi tu dors ici ?
— Parce qu’il n’y a plus de place ailleurs, ma chérie.
— Mais c’est pas juste !

Elle m’a serrée fort dans ses bras minuscules. J’ai retenu mes larmes pour ne pas l’effrayer.

Les jours passaient et je m’effaçais peu à peu. Je sortais marcher seule au parc Montsouris ; parfois je m’asseyais sur un banc et j’observais les familles heureuses. Je me demandais : « Où ai-je échoué ? »

Un soir d’avril, alors que je rentrais du marché avec un sac de pommes de terre, j’ai croisé mon voisin, Monsieur Lefèvre.

— Vous avez l’air fatiguée, Anne… Tout va bien chez vous ?

J’ai souri faiblement.

— Oh vous savez… Les enfants grandissent et oublient vite ce qu’on a fait pour eux.

Il m’a regardée longuement avant de poser sa main sur mon épaule.

— Vous méritez mieux que ça.

Cette phrase a résonné en moi toute la nuit. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai pensé à partir. Mais où irais-je ? Ma sœur Jeanne vit à Bordeaux et sa maison est minuscule ; mes amis sont tous loin ou disparus…

Un matin, alors que je préparais le petit-déjeuner pour tout le monde comme d’habitude, j’ai entendu Claire râler dans le couloir.

— Franchement Julien, il va falloir qu’on trouve une solution pour ta mère !

J’ai compris qu’ils parlaient de maisons de retraite. Mon sang s’est glacé. Moi qui avais tout donné pour eux… Allaient-ils vraiment m’abandonner ?

Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à Julien :

« Mon fils,
Je t’aime plus que tout au monde. Mais aujourd’hui je ne reconnais plus ni ta maison ni ton cœur. Je pars quelques jours chez Jeanne pour réfléchir à ce que je veux vraiment pour mes vieux jours. Prends soin de ta famille — et souviens-toi que sans les racines, un arbre ne tient pas debout. »

J’ai glissé la lettre sous sa porte et j’ai quitté l’appartement à l’aube avec une petite valise et Minou dans son panier.

Dans le train vers Bordeaux, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps — mais pour la première fois depuis longtemps, c’était des larmes de soulagement mêlées d’espoir.

Ai-je eu raison de partir ? Est-ce qu’un jour mes enfants comprendront tout ce qu’une mère sacrifie par amour ? Et vous… Que feriez-vous à ma place ?