Abandonnée par ma mère : une histoire de trahison, d’amour et de pardon
« Tu n’as rien compris, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir étroit de l’appartement de ma grand-mère, à Lyon. J’avais dix ans ce soir-là, recroquevillée derrière la porte, les mains crispées sur la poignée froide. Ma grand-mère, Jeanne, tentait de la raisonner : « Tu ne peux pas laisser ta fille comme ça, Sylvie ! » Mais ma mère n’a rien répondu. Elle a juste attrapé sa valise et claqué la porte. Ce bruit, ce claquement sec, c’est le début de mon histoire.
Je suis restée là, figée, les larmes coulant sur mes joues. Ma grand-mère m’a prise dans ses bras, murmurant : « Je suis là, ma chérie. » Mais rien ne pouvait combler ce vide. À l’école primaire Jean Moulin, les autres enfants parlaient de leurs mamans qui venaient les chercher. Moi, c’était toujours Mamie Jeanne, avec son manteau violet et son sourire fatigué. Je faisais semblant que ça ne me dérangeait pas. Mais chaque fête des mères était une épreuve : je fabriquais des colliers de pâtes pour une maman qui ne viendrait jamais les chercher.
Les années ont passé. Ma grand-mère m’a tout donné : son amour, sa patience, ses histoires du vieux Lyon et ses tartes aux pralines. Mais l’absence de ma mère était une blessure ouverte. Parfois, je recevais une carte postale de Paris ou de Nice, signée « Sylvie ». Jamais « maman ». Je les lisais en cachette, espérant y trouver une excuse, un mot d’amour. Mais il n’y avait que des banalités : « Le temps est beau ici. J’espère que tu travailles bien à l’école. »
À seize ans, j’ai voulu comprendre. J’ai pris le train pour Paris avec mes économies. J’ai retrouvé l’adresse griffonnée sur une carte postale. Quand elle a ouvert la porte, elle a eu un mouvement de recul. « Camille ? Qu’est-ce que tu fais là ? » J’ai senti la colère monter : « Pourquoi tu m’as laissée ? » Elle a soupiré, s’est assise sur le canapé beige. « Je n’étais pas prête à être mère. Et puis… Gérard ne voulait pas d’enfant. » Gérard. Ce nom me brûlait les lèvres. J’ai hurlé : « Tu as choisi un homme au lieu de ta fille ! » Elle a détourné les yeux.
Je suis repartie à Lyon, le cœur en miettes. Ma grand-mère m’a accueillie sans un mot, mais j’ai vu ses yeux rougis. Elle savait tout depuis le début.
Le temps a filé. J’ai eu mon bac, puis j’ai commencé des études d’infirmière à l’hôpital Édouard Herriot. J’aimais aider les autres, peut-être pour combler ce manque d’amour maternel. Ma grand-mère est tombée malade l’année de mes vingt-deux ans. Cancer du pancréas. J’ai veillé sur elle jour et nuit, jusqu’à son dernier souffle. Avant de partir, elle m’a serrée très fort : « Pardonne-lui si tu peux… Ne laisse pas la colère te détruire. »
Après l’enterrement, je me suis retrouvée seule dans l’appartement vide. C’est là que ma mère est réapparue. Elle a frappé à la porte comme si de rien n’était. « Camille… Je suis désolée pour ta grand-mère. » Sa voix tremblait à peine. J’ai voulu la chasser, mais elle a insisté : « J’ai besoin de ton aide… Gérard m’a quittée, je n’ai nulle part où aller. »
J’ai cru étouffer sous la colère et la tristesse mêlées. Elle n’était pas revenue pour moi, mais parce qu’elle n’avait plus personne d’autre.
Les jours suivants ont été un supplice. Elle s’est installée dans la chambre d’amis, envahissant mon quotidien avec ses plaintes et ses regrets tardifs. Un soir, alors que je rentrais épuisée de l’hôpital, elle m’attendait dans la cuisine.
— Camille… Je sais que je t’ai fait du mal. Mais je suis ta mère.
— Tu es ma mère par le sang seulement ! Tu ne sais rien de moi.
— Je veux apprendre… Je veux qu’on recommence.
J’ai éclaté en sanglots :
— Tu veux recommencer parce que tu es seule ! Pas parce que tu m’aimes !
Elle s’est tue, les yeux embués de larmes pour la première fois.
Les semaines ont passé dans une tension insupportable. Parfois je surprenais chez elle un geste tendre — une tasse de thé déposée devant ma porte, un mot griffonné sur un post-it : « Bon courage pour ta garde ». Mais je restais méfiante.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits lyonnais, j’ai trouvé ma mère assise dans le salon, regardant une vieille photo de moi enfant avec Mamie Jeanne.
— Tu sais… J’ai toujours regretté ce choix.
— Alors pourquoi tu ne m’as jamais écrit ? Pourquoi tu ne t’es jamais excusée ?
— Parce que j’avais honte… Et j’avais peur que tu me rejettes.
Pour la première fois, j’ai vu sa vulnérabilité. J’ai compris qu’elle aussi portait sa propre douleur.
Peu à peu, nous avons appris à nous parler sans crier. À partager des souvenirs douloureux mais aussi des rires timides autour d’un café au marché Saint-Antoine.
Le pardon n’est pas venu d’un coup. Il s’est construit lentement, entre deux silences et trois maladresses.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de lui en vouloir terriblement. Mais je me demande : peut-on vraiment tourner la page sans comprendre les blessures des autres ? Est-ce que pardonner signifie oublier ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?