Abandonnée à la lisière de la forêt : le cri d’une mère

« Tu restes ici, c’est mieux pour tout le monde. »

La portière claque. Le bruit résonne dans la nuit froide, se mêlant au souffle du vent qui s’engouffre entre les arbres. Je reste figée, la main serrée sur celle de Camille, ma fille de huit ans, qui ne comprend pas. Gérald démarre la voiture sans un regard en arrière. Les phares s’éloignent, puis disparaissent derrière les buissons sauvages. Je n’ai même pas eu le temps de protester, de demander pourquoi. Tout s’est passé si vite.

La maison devant nous est sinistre. Les volets grincent, la peinture s’écaille, une odeur d’humidité flotte dans l’air. Nous sommes en Bourgogne, à la lisière d’un village que je ne connais pas. Gérald m’a dit qu’il voulait « changer d’air », que la vie parisienne ne lui convenait plus. Mais je n’imaginais pas qu’il me laisserait là, sans explication, sans rien.

Camille me tire la manche :
— Maman, on va rentrer ?

Je hoche la tête, tente de sourire. Mais mon cœur bat trop fort. À l’intérieur, tout est poussiéreux. Il n’y a ni chauffage ni eau chaude. Je trouve une vieille couverture dans un placard et j’enroule Camille dedans. Elle s’endort contre moi, tremblante.

La première nuit est interminable. Je ne dors pas. J’écoute les bruits de la maison, les craquements du bois, le hululement d’une chouette au loin. Je me repasse la scène encore et encore : Gérald qui m’évite du regard depuis des semaines, ses absences prolongées, ses réponses évasives. Mais jamais je n’aurais cru qu’il irait jusque-là.

Le lendemain matin, je tente d’appeler sa mère à Dijon. Elle ne répond pas. Je laisse un message : « Gérald m’a laissée ici avec Camille. Je ne comprends pas. Rappelle-moi, s’il te plaît. »

Les jours passent. Je découvre que Gérald a vidé notre compte commun. Il ne reste que quelques euros sur mon livret A. Je fais l’inventaire des placards : quelques boîtes de conserve, du riz, un paquet de pâtes entamé. Je rationne tout pour Camille.

Un matin, alors que je balaie le sol de la cuisine, j’entends frapper à la porte. Mon cœur s’emballe. Est-ce Gérald ? Un voisin ? J’ouvre prudemment.

C’est Madame Lefèvre, une vieille dame du village voisin. Elle me regarde avec méfiance.
— Vous êtes la nouvelle locataire ? On ne voit jamais personne ici…

Je bredouille une réponse confuse. Elle me tend un panier avec des œufs et du pain.
— Tenez… pour la petite.

Je la remercie, les larmes aux yeux. Sa gentillesse me bouleverse.

Les semaines s’étirent dans une routine étrange : je répare ce que je peux dans la maison, j’emmène Camille à l’école du village où elle est la « petite nouvelle », celle dont on chuchote le nom dans la cour de récréation. Les autres mères me regardent de travers ; certaines murmurent que je suis « cette Parisienne abandonnée ». Je sens leur pitié mêlée de méfiance.

Un soir de novembre, alors que je rentre de l’école avec Camille sous une pluie battante, je trouve Gérald devant la maison. Il est appuyé contre sa voiture, les bras croisés.

— Tu fais quoi ici ?

Sa voix est sèche, presque étrangère.

— Gérald… Pourquoi ? Pourquoi tu nous as laissées ?

Il détourne les yeux.
— J’en pouvais plus… De toi, de Paris… J’ai besoin d’être seul.

Je sens la colère monter.
— Mais Camille ? Tu penses à elle ? Elle te demande tous les soirs !

Il hausse les épaules.
— Elle s’habituera…

Je voudrais le gifler, hurler ma douleur et mon incompréhension. Mais je me retiens pour Camille qui serre ma main plus fort.

Gérald finit par partir sans un mot de plus. Ce soir-là, je m’effondre sur le vieux canapé en larmes silencieuses pendant que Camille dessine des cœurs sur une feuille froissée.

Les mois passent. Je trouve un petit boulot chez le boulanger du village : lever à cinq heures, mains dans la farine, dos courbé mais tête haute. Camille s’accroche à ses nouveaux repères ; elle rit parfois à nouveau.

Un jour, alors que je range les croissants derrière le comptoir, Madame Lefèvre entre et me glisse discrètement :
— On parle beaucoup ici… Mais vous êtes courageuse, ma fille. Tenez bon.

Son regard bienveillant me donne la force de continuer.

Un soir d’hiver, Gérald revient encore une fois. Il veut « discuter ». Il parle d’un divorce « à l’amiable », d’une nouvelle vie pour lui à Lyon avec « quelqu’un d’autre ». Je sens mon monde s’écrouler mais je refuse de pleurer devant lui.

— Tu sais quoi ? Je vais y arriver sans toi. Pour Camille et pour moi.

Il me regarde comme si j’étais devenue une étrangère.

Quand il repart cette fois-là, je sais que c’est fini pour de bon.

Aujourd’hui, cela fait presque un an que tout a basculé. J’ai appris à réparer une chaudière, à négocier avec le maire pour avoir droit à une aide sociale, à affronter les regards et les jugements. J’ai appris à être seule sans être vide.

Parfois je me demande : comment peut-on abandonner ceux qu’on a aimés ? Est-ce que la solitude est plus douce que la trahison ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?