À 67 ans, où est ma place ?
« Tu ne peux pas venir vivre ici, maman. Ce n’est pas possible. »
La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans ma tête. J’étais assise sur le vieux canapé du salon, les mains crispées sur mon sac à main, comme si je m’accrochais à la dernière chose qui me restait. Je n’ai rien répondu. J’ai juste regardé par la fenêtre, les lumières de Paris commençant à s’allumer, et j’ai senti une boule se former dans ma gorge.
J’ai 67 ans. Toute ma vie, je me suis occupée des autres. Mon mari, Bernard, est parti il y a dix ans déjà. Un cancer fulgurant. Depuis, je vis seule dans notre appartement du 14e arrondissement. Mais l’immeuble est vieux, l’ascenseur tombe en panne tous les deux mois, et mes genoux me rappellent chaque matin que je ne suis plus toute jeune. J’ai deux enfants : Claire, l’aînée, qui vit à Boulogne-Billancourt avec son mari et ses deux enfants ; et Thomas, mon fils cadet, qui travaille à Lyon et ne rentre à Paris qu’une fois par trimestre.
Ce soir-là, j’avais pris mon courage à deux mains pour demander à Claire si je pouvais venir vivre chez elle. Pas pour toujours, non… Juste le temps de trouver une solution. Mais elle a dit non. Pas méchamment, mais fermement. « Tu sais bien que l’appartement est trop petit… Les enfants ont besoin de leur espace… Et puis avec le télétravail de Paul… »
J’ai hoché la tête en silence. Je ne voulais pas pleurer devant elle. J’ai pensé à toutes ces années où je me suis privée pour eux : les vacances annulées pour payer leurs études, les heures passées à coudre des costumes pour le spectacle de l’école, les nuits blanches quand ils étaient malades… Est-ce que tout cela ne compte plus ?
Le lendemain matin, j’ai appelé Thomas. Sa voix était chaleureuse, mais quand j’ai abordé le sujet du logement, il a hésité.
— Maman… Tu sais que je t’aime, mais ici c’est compliqué. Je travaille beaucoup, je ne suis presque jamais là… Et puis tu n’aimerais pas Lyon.
J’ai senti la colère monter en moi.
— Tu crois que j’aime être seule ? Tu crois que j’ai choisi cette situation ?
Il y a eu un silence gênant.
— Je suis désolé, maman. On va trouver une solution… Peut-être une résidence senior ?
Une résidence senior. Comme si j’étais déjà morte à moitié.
J’ai raccroché sans rien dire de plus. J’ai passé la journée à tourner en rond dans l’appartement. Les murs me semblaient plus étroits que jamais. J’ai ouvert les albums photos : Claire bébé dans mes bras, Thomas qui rit sur la plage de Biarritz… Où sont passés ces moments ?
Le soir venu, j’ai croisé Madame Dupuis sur le palier. Elle a 82 ans et vit seule aussi.
— Vous allez bien, Madeleine ?
J’ai haussé les épaules.
— Mes enfants ne veulent pas que je vienne vivre chez eux.
Elle a souri tristement.
— Les miens non plus. C’est comme ça aujourd’hui… On dérange.
On dérange. Ce mot m’a frappée en plein cœur.
Les jours suivants, j’ai essayé de me raisonner. Après tout, Claire a sa vie, Thomas aussi. Mais la solitude me pèse de plus en plus. Je n’ose pas leur dire que parfois j’oublie d’acheter du pain ou que j’ai peur de tomber dans la douche. Je me sens inutile.
Un dimanche après-midi, Claire est passée avec ses enfants. Ils ont couru partout dans l’appartement, riant aux éclats. J’ai préparé un gâteau au chocolat comme autrefois. Mais quand ils sont partis, le silence est revenu plus lourd encore.
Le soir même, j’ai reçu un message de Thomas : « Maman, tu as pensé à la résidence dont je t’ai parlé ? »
J’ai éclaté en sanglots. Je ne veux pas finir mes jours entourée d’inconnus dans une chambre impersonnelle. Je veux sentir la vie autour de moi, entendre les rires de mes petits-enfants au réveil…
J’ai tenté d’en parler à Claire lors d’un déjeuner au café du coin.
— Tu sais, maman… On t’aime très fort. Mais on a besoin de notre espace aussi. Et puis tu es encore autonome ! Profite-en ! Fais des activités !
Je l’ai regardée dans les yeux.
— Tu crois que c’est facile d’avoir 67 ans et de se sentir invisible ? D’attendre un appel ou une visite comme on attend la pluie en été ?
Elle a baissé les yeux.
— Je suis désolée…
Je suis rentrée chez moi le cœur lourd. J’ai repensé à ma propre mère : elle avait vécu avec nous jusqu’à sa mort. C’était normal à l’époque. Aujourd’hui tout a changé.
Depuis quelques semaines, je réfléchis à ce que je vais faire. Peut-être louer une chambre à une étudiante ? Ou partir vivre en province ? Mais j’ai peur de tout recommencer ailleurs.
Parfois je me demande : est-ce moi qui ai trop donné ? Ou est-ce la société qui a changé au point qu’on n’a plus de place pour les anciens ?
Ce soir encore, je regarde par la fenêtre les lumières de Paris et je me sens perdue.
Est-ce qu’il y a d’autres personnes comme moi ? Est-ce qu’on doit accepter d’être mis de côté parce qu’on vieillit ? Ou bien faut-il se battre pour garder notre place dans la famille ? Qu’en pensez-vous ?