« Tu n’es pas belle, Camille » – Les mots de ma mère qui ont tout bouleversé
« Tu n’es pas belle, Camille. »
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, ce matin d’automne où la lumière grise filtrait à travers les rideaux. J’avais neuf ans, les genoux écorchés, les cheveux en bataille, et je venais de demander naïvement si je ressemblais à la princesse du dessin animé que je venais de regarder. Ma mère, Françoise, s’est arrêtée net devant l’évier, la vaisselle encore trempée dans ses mains. Elle a soupiré, puis a lâché cette phrase comme on pose un plat brûlant sur la table : « Tu n’es pas belle, Camille. Mais tu es intelligente. »
Je n’ai rien répondu. J’ai senti mon cœur se serrer, comme si on venait de m’arracher quelque chose d’essentiel. Je suis sortie dans le jardin, j’ai couru jusqu’au vieux cerisier au fond du terrain, et j’ai pleuré en silence. Depuis ce jour-là, chaque miroir est devenu un juge implacable.
À l’école primaire à Nantes, j’ai appris à baisser les yeux quand on parlait de beauté. Les autres filles – Élodie, Manon, Chloé – se coiffaient devant les fenêtres des toilettes et riaient de leurs reflets. Moi, je me cachais derrière mes livres. J’étais la première de la classe, la « petite intello », mais jamais celle qu’on invitait aux anniversaires ou qu’on choisissait pour danser lors des fêtes de fin d’année.
À la maison, le sujet revenait souvent. Ma sœur aînée, Lucie, était tout le contraire : grande, fine, des cheveux blonds qui brillaient au soleil. Ma mère la regardait avec fierté. « Lucie a de la chance, elle a hérité du nez droit de ton père », disait-elle en passant sa main dans ses cheveux. Moi, j’avais hérité du nez retroussé de ma grand-mère et des joues rondes de mon oncle Gérard. Mon père, Michel, ne disait rien. Il se contentait de lire son journal ou de bricoler dans le garage.
Un soir d’hiver, alors que je faisais mes devoirs dans la cuisine, j’ai entendu ma mère parler à une amie au téléphone : « Camille n’est pas jolie comme Lucie, mais au moins elle travaille bien à l’école. » J’ai eu envie de hurler. Pourquoi fallait-il toujours comparer ? Pourquoi mon apparence comptait-elle autant ?
Au collège, les choses se sont aggravées. Les garçons lançaient des surnoms cruels : « La taupe », « Boule », « Quasimodo ». Je faisais semblant de ne pas entendre mais chaque mot me blessait comme une gifle. Je me suis réfugiée dans les études et la musique. Mon professeur de piano, Monsieur Lefèvre, m’a dit un jour : « Tu joues avec une telle sensibilité… On sent que tu as beaucoup à exprimer. » C’était la première fois qu’un adulte voyait autre chose en moi que mon apparence ou mes notes.
Mais à la maison, rien ne changeait. Ma mère continuait à me rappeler que je devais « faire attention » si je ne voulais pas finir seule. Elle m’a inscrite à un cours de danse classique pour « m’affiner ». J’y allais à contrecœur, mal à l’aise dans mon justaucorps trop serré. Les autres filles me regardaient du coin de l’œil et chuchotaient entre elles.
Un jour, après un spectacle raté où je m’étais emmêlée dans mes pas, ma mère m’a prise à part dans le vestiaire :
— Tu vois Camille, il faut faire des efforts si tu veux plaire aux autres.
J’ai baissé la tête. J’aurais voulu disparaître.
L’adolescence a été une succession de régimes imposés, de conseils non sollicités (« Mets du mascara », « Redresse-toi », « Souris plus »), et d’humiliations silencieuses. Je me suis coupée du monde petit à petit. Je n’osais plus sortir avec mes amies ni aller à la piscine. Je passais mes week-ends enfermée dans ma chambre à lire ou à écrire des poèmes que personne ne lirait jamais.
À dix-sept ans, j’ai eu mon premier amoureux : Antoine, un garçon timide de ma classe de terminale. Il m’a dit un jour :
— Tu sais Camille, tu as un sourire qui réchauffe tout.
J’ai eu du mal à le croire. Je me suis demandé s’il se moquait de moi. Mais il était sincère. Grâce à lui, j’ai commencé à voir une autre image de moi-même. Pas celle que ma mère me renvoyait depuis toujours.
Le bac en poche avec mention très bien, j’ai quitté Nantes pour aller étudier la littérature à Rennes. Loin de ma famille, j’ai découvert une nouvelle liberté. J’ai rencontré des gens qui ne connaissaient rien de mon passé ni des mots blessants qui m’avaient façonnée. Pour la première fois, j’ai osé porter des vêtements colorés et laisser mes cheveux bouclés libres.
Un soir d’automne, lors d’une soirée étudiante, une fille m’a dit :
— Tu as un style incroyable !
J’ai souri timidement. Petit à petit, j’ai appris à aimer ce que je voyais dans le miroir. Ce n’était pas facile ; il y avait toujours cette petite voix dans ma tête qui murmurait : « Tu n’es pas belle… » Mais elle devenait moins forte.
J’ai commencé une thérapie pour comprendre d’où venait cette douleur et comment m’en libérer. J’ai compris que ma mère avait elle-même grandi avec des complexes transmis par sa propre mère. Que ses mots étaient le reflet de ses propres blessures.
À vingt-cinq ans, lors d’un déjeuner familial où tout le monde était réuni autour du gigot dominical, j’ai pris mon courage à deux mains.
— Maman… Pourquoi tu m’as toujours dit que je n’étais pas belle ?
Un silence glacial est tombé sur la table. Ma mère a rougi puis baissé les yeux.
— Je voulais te préparer à la vie… Je ne voulais pas que tu sois déçue ou blessée par les autres.
J’ai senti les larmes monter mais je me suis retenue.
— Tu m’as blessée bien plus que tous les autres réunis.
Ma sœur Lucie a posé sa main sur la mienne en signe de soutien. Mon père a enfin levé les yeux de son assiette.
Ce jour-là a marqué le début d’une nouvelle relation avec moi-même et avec ma famille. J’ai compris que la beauté n’était pas une question de nez droit ou de taille fine mais d’acceptation et d’amour propre.
Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir des doutes devant le miroir. Mais je sais que ma valeur ne dépend plus du regard des autres ni des mots maladroits prononcés il y a tant d’années.
Est-ce qu’on peut vraiment se libérer des blessures de l’enfance ? Ou bien restent-elles tapies au fond de nous comme des ombres silencieuses ?