J’ai élevé mes enfants, aujourd’hui c’est moi qui ai besoin d’aide
— Maman, tu ne peux pas rester ici indéfiniment, tu le sais bien…
La voix de Camille résonne dans l’entrée, sèche, presque étrangère. Je serre la poignée de ma valise, les doigts tremblants. Je n’ai pas dormi cette nuit. J’ai tourné en rond dans la petite chambre d’amis, écoutant les bruits de Paris qui filtraient par la fenêtre entrouverte. Je me répète que je ne suis pas une charge, que j’ai élevé mes enfants seule, que j’ai travaillé toute ma vie. Mais aujourd’hui, à 58 ans, je n’ai plus rien. Ni mari, ni maison, ni même un petit coin à moi.
Tout a commencé il y a trente ans, dans un petit appartement de Montreuil. J’avais vingt-huit ans, un diplôme de lettres en poche et des rêves plein la tête. J’ai rencontré François à la fac. Il était brillant, drôle, passionné de politique. On s’est mariés trop vite, sans vraiment se connaître. Deux ans plus tard, Camille est née, puis Paul. François s’est éloigné peu à peu, absorbé par ses ambitions. Les disputes sont devenues quotidiennes : l’argent, les horaires, les reproches. Un soir d’hiver, il est parti sans un mot. J’ai trouvé une lettre sur la table du salon : « Je ne peux plus continuer comme ça. »
J’ai tout fait pour mes enfants. Je me suis levée à l’aube pour faire le ménage dans des bureaux du 11e avant d’enchaîner avec mon poste d’assistante dans une petite maison d’édition. Je rentrais épuisée mais heureuse de les voir grandir. J’ai sacrifié mes week-ends pour qu’ils ne manquent de rien : cours de piano pour Camille, foot pour Paul. Je n’ai jamais pris de vacances.
Les années ont filé. Camille a intégré Sciences Po, Paul est parti à Toulouse pour ses études d’ingénieur. J’étais fière d’eux, fière de moi aussi. Mais quand ils sont partis, l’appartement est devenu trop grand, trop cher. J’ai dû le quitter. J’ai déménagé dans un studio minuscule à Saint-Ouen. Puis la maison d’édition a fait faillite. À cinquante-cinq ans, je me suis retrouvée au chômage.
— Tu pourrais chercher un autre travail, maman…
Camille ne comprend pas. Elle croit que tout est possible avec de la volonté. Mais qui veut embaucher une femme de mon âge ? J’ai envoyé des dizaines de CV, passé des entretiens humiliants où l’on me regardait comme une vieille chose inutile.
Le RSA ne suffit pas à payer un loyer à Paris. J’ai vendu mes bijoux pour tenir quelques mois. Puis il n’y a plus eu d’autre choix que d’appeler Camille.
— Tu sais que tu peux rester ici quelques semaines… mais après il faudra trouver une solution.
Elle me regarde avec cette gêne dans les yeux, comme si j’étais une étrangère dans sa vie bien rangée. Son compagnon, Julien, n’a jamais caché son agacement : « Ta mère est gentille mais… c’est petit ici. »
Je passe mes journées à marcher dans le quartier, à lire les annonces sur les vitrines des agences immobilières. Les loyers sont hors de prix. Même une chambre de bonne coûte plus que ce que je touche par mois.
Paul m’appelle parfois :
— Maman, viens à Toulouse ! Ici c’est moins cher.
Mais je ne veux pas quitter Paris. Ici sont mes souvenirs, mes amis — enfin ceux qui restent encore.
Un soir, Camille rentre plus tôt que prévu. Elle pose son sac avec un soupir exaspéré.
— Maman… On doit parler.
Je sens la tempête arriver.
— Julien et moi… On a besoin d’intimité. On ne peut pas continuer comme ça. Tu dois chercher ailleurs.
Je voudrais crier que je n’ai nulle part où aller. Que j’ai tout sacrifié pour eux. Mais je ravale mes larmes et hoche la tête.
Cette nuit-là, je m’effondre sur le lit d’appoint et je pleure comme une enfant. Je pense à toutes ces années où j’étais forte pour eux — et maintenant ? Qui sera fort pour moi ?
Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains et vais voir une assistante sociale du quartier.
— Vous savez madame Martin, il y a beaucoup de demandes… Les listes d’attente pour un logement social sont longues.
Je ressors anéantie.
Camille évite mon regard pendant le dîner.
— Tu as eu des nouvelles pour un appartement ?
Je secoue la tête.
— Peut-être que tu pourrais demander à Paul…
Je sens qu’elle veut se débarrasser de moi.
Le week-end suivant, Paul arrive de Toulouse.
— Maman, viens avec moi quelques temps. On trouvera une solution là-bas.
Mais je sens bien qu’il n’en a pas vraiment envie non plus. Sa copine ne m’a jamais appréciée.
Je me sens comme un fardeau qu’on se refile de main en main.
Un soir, alors que je range mes affaires dans ma valise — encore — Camille s’approche timidement.
— Je suis désolée maman… Je t’aime tu sais… Mais j’ai aussi ma vie maintenant.
Je voudrais lui dire que moi aussi j’existe encore. Que j’ai besoin d’un peu d’amour et de reconnaissance après toutes ces années passées à donner sans compter.
Je pars finalement pour Toulouse avec Paul. Dans le train qui file vers le sud, je regarde défiler les paysages gris et familiers de l’Île-de-France et je me demande : comment la société française peut-elle laisser tomber ses mères comme ça ? Pourquoi est-ce si difficile d’avoir droit à un peu de répit après avoir tant donné ?
Est-ce que j’ai trop protégé mes enfants ? Est-ce qu’on oublie trop vite ce que nos parents ont sacrifié pour nous ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?