Le coin des possibles : mon combat pour que chaque enfant ait sa chance
— Tu sais, madame, parfois j’aimerais juste disparaître.
La voix de Tyméo tremblait à peine, mais ces mots résonnaient dans la petite salle de la bibliothèque municipale d’Ivry-sur-Seine comme un coup de tonnerre. J’ai senti mon cœur se serrer. Il était là, recroquevillé sur une chaise bancale, sa veste trop grande pour lui, les coudes râpés et les yeux perdus dans la lumière grise de novembre. Autour de nous, les enfants riaient, se bousculaient pour accéder aux ordinateurs. Mais lui restait à l’écart, invisible.
Je m’appelle Zofia. J’ai soixante-treize ans, veuve depuis six ans. Mes enfants sont partis vivre à Lyon et à Toulouse ; je ne les vois qu’aux fêtes. Ma retraite est modeste, mes journées longues. Mais chaque mardi et jeudi, je viens ici, à la bibliothèque, pour retrouver un peu de vie, un peu de chaleur humaine. Et ce jour-là, c’est Tyméo qui m’a rappelé pourquoi je ne devais pas me laisser engloutir par la solitude.
Il n’avait rien d’un enfant turbulent. Il ne faisait pas de bruit, ne réclamait rien. Mais il n’avait pas non plus ce que les autres avaient : un cartable neuf, des baskets à la mode, un ordinateur portable pour faire ses devoirs. Il avait juste un vieux sac élimé et une tristesse qui collait à sa peau comme une seconde chemise.
— Tu veux lire quelque chose ? ai-je demandé doucement.
Il a haussé les épaules. — J’ai pas de devoirs aujourd’hui…
Mais je savais que c’était faux. J’ai été institutrice pendant trente-six ans dans une école du quartier. Je connais ce regard-là : celui des enfants qui n’osent plus demander parce qu’ils savent qu’on n’a rien à leur offrir.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, j’ai ouvert mon placard et j’ai retrouvé la vieille tablette de mon mari. L’écran était fêlé mais elle fonctionnait encore. J’ai hésité longtemps. Donner ? À qui ? Comment ? Et si on se moquait de moi ?
Le lendemain, j’ai attendu que Tyméo soit seul à sa table. Je me suis assise près de lui, le cœur battant.
— Tiens, c’est pour toi. Pour travailler… ou jouer si tu veux.
Il a posé ses doigts sur l’écran comme s’il touchait un trésor. Il n’a rien dit. Mais dans ses yeux, j’ai vu passer une lueur — infime mais réelle — d’espoir.
Ce geste aurait pu rester isolé. Mais il m’a hantée toute la nuit. Je me suis souvenue de mes élèves d’autrefois : ceux qui arrivaient sans goûter, sans cahier, sans manteau l’hiver… Ceux qu’on oublie parce qu’ils ne réclament rien.
Le jeudi suivant, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé mes amies du club de belote.
— Dites-moi… vous avez des tablettes ou des ordinateurs qui traînent chez vous ? Vos petits-enfants en veulent plus ?
Un silence gêné a suivi. Puis Martine a éclaté de rire :
— Tu veux ouvrir une boutique ou quoi ?
— Non… juste aider des gamins qui n’ont rien.
Le lendemain, Martine est arrivée avec un vieux portable sous le bras.
— Il marche encore. Si ça peut servir…
Peu à peu, le bouche-à-oreille a fait son œuvre. Jean-Pierre du club lecture a déposé une tablette presque neuve. La fille de ma voisine a donné un casque audio. Même la boulangère du coin a proposé des stylos et des cahiers invendus.
J’ai installé un petit coin à l’entrée de la bibliothèque : une table pliante, une affiche écrite à la main : « Prenez ce dont vous avez besoin pour apprendre ». Au début, les gens passaient sans s’arrêter. Certains ricanaient :
— Encore une lubie de vieille !
Mais un matin pluvieux, une maman est venue avec ses deux enfants. Elle a pris un ordinateur en me murmurant « merci » sans oser me regarder dans les yeux. Le soir même, quelqu’un avait déposé une autre tablette avec un mot : « Pour le prochain enfant qui en aura besoin ».
La directrice de la bibliothèque m’a convoquée :
— Madame Zofia… on ne peut pas faire ça sans autorisation !
J’ai cru que tout allait s’arrêter là. Mais elle a fini par sourire :
— Bon… on va appeler ça “Le coin des possibles”. Je vous aide à organiser tout ça.
Dès lors, tout s’est accéléré. Un réparateur du quartier est venu vérifier les chargeurs et installer des logiciels libres sur les appareils. Un lycéen a proposé d’animer des ateliers pour expliquer aux enfants comment utiliser Internet sans danger. Les dons affluaient : trousses garnies, livres scolaires, même des goûters parfois.
Tyméo n’était plus seul à sa table. Il aidait maintenant une petite fille à faire ses exercices de maths sur une tablette toute rayée mais précieuse comme un bijou.
Un jour, alors que je rangeais le coin après la fermeture, j’ai entendu deux ados discuter :
— Tu crois qu’elle fait ça parce qu’elle s’ennuie ?
— Non… elle fait ça parce que personne d’autre ne le fait.
J’ai souri malgré moi. Peut-être avaient-ils raison.
Mais tout n’était pas rose : certains parents râlaient parce que leurs enfants « traînaient trop » à la bibliothèque ; d’autres accusaient le dispositif d’attirer « les cas sociaux ». La mairie a menacé d’intervenir si on ne régularisait pas la collecte des dons.
Mais chaque fois que je doutais, il suffisait que je voie Tyméo expliquer patiemment à un camarade comment ouvrir un fichier PDF pour retrouver confiance en ce que nous faisions.
Un soir d’hiver, alors que la nuit tombait sur Ivry et que je fermais la porte derrière moi, Tyméo m’a rattrapée sur le trottoir.
— Madame Zofia… vous croyez qu’un jour ce sera normal ? Que tous les enfants auront ce qu’il faut pour apprendre ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Je lui ai juste serré la main très fort.
Aujourd’hui encore, je me pose la question : combien d’enfants restent invisibles parce qu’on ne regarde pas au bon endroit ? Et si chacun faisait juste un petit geste… est-ce que ça changerait vraiment quelque chose ?