Je n’ai jamais eu le temps de dire à Maman que j’étais enceinte
« Paul, viens ici tout de suite ! » La voix de Maman résonne dans la maison, tranchante comme un couteau. Je sursaute, ma main posée sur mon ventre encore plat. Je n’ai pas encore eu le courage de lui dire. Pas aujourd’hui, pas alors que tout semble si fragile depuis la mort de Papa. Paul descend l’escalier en traînant les pieds, les yeux encore gonflés de sommeil. Moi, je reste figée dans le couloir, à écouter leur conversation.
« Il faut qu’on parle, » dit-elle, sa voix soudain plus douce. « J’ai pris une décision concernant mes économies. »
Je sens mon cœur s’accélérer. Depuis le décès de Papa il y a six mois, chaque discussion d’argent est un champ de mines. Notre petite maison à Saint-Florent est pleine de souvenirs, mais aussi de factures impayées et d’incertitudes. Paul et moi avons toujours été proches, mais la douleur du deuil nous a éloignés. Lui, il s’est réfugié dans le silence et les sorties avec ses copains du lycée ; moi, j’ai trouvé du réconfort auprès de Julien, mon petit ami, sans jamais oser en parler à Maman.
« Je vais partager ce qu’il me reste entre vous deux, » annonce-t-elle. « Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que j’ai. »
Paul ne répond pas tout de suite. Je devine son regard dur, celui qu’il réserve aux moments où il se sent trahi ou incompris. « Pourquoi maintenant ? » demande-t-il enfin, la voix rauque.
Maman soupire. « Parce que je veux que vous soyez protégés. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve. »
Je sens les larmes me monter aux yeux. Je voudrais tant lui dire que moi aussi, j’ai quelque chose à lui annoncer. Que bientôt, elle sera grand-mère. Mais je n’arrive pas à franchir le pas. La peur me serre la gorge : peur de sa réaction, peur de bouleverser encore plus notre fragile équilibre.
Plus tard dans la journée, je retrouve Paul assis sur le banc devant la mairie. Il fume une cigarette en regardant les nuages passer.
« Tu trouves ça normal, toi ? » me lance-t-il sans préambule. « Elle croit qu’on va se battre pour trois sous ? »
Je m’assieds à côté de lui. « Elle fait ce qu’elle peut… On n’a plus rien depuis que Papa est parti. »
Il écrase sa cigarette d’un geste brusque. « T’as pas l’impression qu’elle nous teste ? Comme si elle voulait voir lequel de nous deux est le plus digne ? »
Je baisse les yeux. Je n’ose pas lui dire que j’ai un secret bien plus lourd à porter que cette histoire d’argent.
Le soir venu, Maman prépare un gratin dauphinois comme elle le faisait avant. L’odeur me ramène en enfance, aux dimanches où Papa riait fort en racontant ses histoires de jeunesse. Mais ce soir, l’ambiance est lourde.
« Vous savez… » commence Maman en posant le plat sur la table, « j’aurais aimé que votre père soit là pour vous guider. Mais maintenant, c’est à moi de veiller sur vous. »
Paul pousse son assiette sans toucher à son repas. « On n’a pas besoin d’argent pour être une famille. »
Maman le regarde longuement, puis se tourne vers moi. « Et toi, Camille ? Tu n’as rien à me dire ? »
Je sens mon cœur exploser dans ma poitrine. C’est maintenant ou jamais.
« Maman… Je… »
Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je vois son regard inquiet, puis résigné.
La nuit tombe sur Saint-Florent et je me retrouve seule dans ma chambre, à caresser mon ventre en silence. J’imagine le visage de Maman quand elle apprendra la nouvelle : sera-t-elle fière ou déçue ? Aura-t-elle l’impression que je lui cache tout ?
Les jours passent et l’atmosphère devient irrespirable à la maison. Paul s’éloigne de plus en plus ; il rentre tard, parfois ivre, parfois en colère contre tout et rien.
Un soir, alors que Maman range la vaisselle, je la surprends en train de pleurer doucement.
« Tu sais Camille… » murmure-t-elle sans se retourner, « j’ai peur pour vous deux. J’ai peur que l’argent vous sépare au lieu de vous rapprocher. »
Je m’approche d’elle et pose ma main sur son épaule.
« Ce n’est pas l’argent qui compte… C’est toi… C’est nous… »
Elle se retourne enfin et me serre dans ses bras. Je sens ses larmes couler sur ma joue.
Mais je n’ai toujours pas trouvé le courage de lui dire la vérité.
Quelques semaines plus tard, Paul claque la porte et disparaît toute une nuit. Maman ne dort pas ; elle tourne en rond dans le salon, guettant le moindre bruit dehors.
Quand il revient enfin au petit matin, il a le visage fermé et refuse de parler.
C’est ce jour-là que Maman décide d’aller à la banque avec nous deux.
Dans le bureau froid et impersonnel du conseiller financier, elle sort une enveloppe froissée.
« Voici tout ce que j’ai économisé depuis trente ans… » dit-elle d’une voix tremblante.
Paul détourne les yeux ; moi je sens mes mains trembler.
Le conseiller nous explique les modalités du partage : moitié pour Paul, moitié pour moi. C’est peu, mais c’est tout ce qu’il nous reste de notre enfance heureuse.
En sortant de la banque, je sens un poids immense sur mes épaules.
Le soir même, alors que Maman s’endort devant la télévision, je m’assieds à côté d’elle et prends enfin son visage entre mes mains.
« Maman… Je suis enceinte… »
Elle ouvre les yeux lentement et me regarde sans comprendre.
Puis elle sourit faiblement et me serre contre elle.
« Tu aurais dû me le dire plus tôt… Je t’aime ma fille. »
Les larmes coulent sur mes joues alors que je réalise tout ce que j’ai gardé pour moi par peur de blesser ceux que j’aime.
Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire la vérité à ceux qui comptent le plus ? Est-ce l’amour ou la peur qui nous fait taire nos secrets ?