Sous le voile blanc de la jalousie : Le mariage de ma sœur et les cadeaux de mon père

« Tu trouves ça normal, toi, qu’il lui offre une voiture pour son mariage ? » Ma voix tremble, mais je ne peux plus me taire. Ma mère, assise à côté de moi dans la cuisine, détourne les yeux vers la fenêtre, comme si la pluie battante sur les pavés parisiens pouvait effacer ma question.

« Camille, ce n’est pas le moment… » souffle-t-elle. Mais c’est toujours le moment pour Élodie. Toujours.

Je serre la tasse de café entre mes mains. Mes ongles s’enfoncent dans la porcelaine. Dans le salon, les rires fusent. Mon père – ou plutôt, l’homme qui m’a donné la vie mais qui ne m’a jamais vraiment regardée – vient d’annoncer à Élodie qu’il lui offre une Mini Cooper flambant neuve pour son mariage avec Julien. Je l’entends s’exclamer : « Papa, tu es fou ! » Sa voix pétille de bonheur. Moi, je me sens invisible.

Je repense à mon propre anniversaire, il y a deux mois. Un simple chèque glissé dans une enveloppe, sans même un mot personnalisé. « Pour t’aider à payer ton loyer », avait-il dit, sans lever les yeux de son téléphone. J’avais souri, par réflexe. On apprend vite à sourire dans cette famille.

Élodie entre dans la cuisine, sa robe blanche encore couverte de confettis. Elle rayonne. « Camille, tu viens faire des photos avec nous ? » Je hoche la tête, incapable de lui refuser quoi que ce soit. Depuis toujours, c’est elle la préférée. La petite dernière, celle qui a su charmer tout le monde avec ses fossettes et ses yeux clairs. Moi, j’ai hérité du sérieux de maman et du silence de papa.

Sur la terrasse, tout le monde s’agite autour des mariés. Mon père enlace Élodie avec une tendresse que je ne lui ai jamais connue. Je me tiens en retrait, à côté de ma cousine Sophie.

— Tu fais la tête ?
— Non… Je suis juste fatiguée.
— Tu sais, c’est normal qu’il soit ému… C’est sa petite dernière qui se marie.

Je ravale mes larmes. Pourquoi est-ce toujours « normal » quand il s’agit d’Élodie ? Pourquoi personne ne voit que moi aussi, j’aurais aimé qu’il soit ému pour moi ?

Le soir tombe sur la banlieue chic où nous avons grandi. Les invités partent peu à peu. Je reste dehors, sur le perron, à regarder les phares des voitures s’éloigner dans la nuit. Ma mère me rejoint.

— Tu veux rentrer avec moi ?
— Non… Je vais marcher un peu.

J’erre dans les rues familières, envahie par des souvenirs d’enfance : les Noëls où Élodie recevait toujours le plus beau cadeau ; les vacances où papa ne venait jamais voir mes spectacles de danse mais ne ratait jamais un match de tennis d’Élodie ; les bulletins scolaires où mes bonnes notes passaient inaperçues.

Je m’arrête devant le parc où nous jouions petites. J’entends encore Élodie crier : « Regarde-moi, papa ! » Et lui qui accourait aussitôt. Moi, j’avais arrêté d’appeler.

Mon téléphone vibre. Un message d’Élodie : « Tu es où ? J’ai besoin de toi pour enlever ma robe ! » Je soupire et fais demi-tour. Même aujourd’hui, elle a besoin de moi.

Dans sa chambre d’enfant transformée en suite nuptiale pour l’occasion, elle m’attend en riant.

— Tu fais une tête d’enterrement !
— Je suis juste fatiguée.
— Tu sais… Papa voulait aussi t’offrir quelque chose mais il ne savait pas quoi… Il dit que tu refuses toujours ses cadeaux.

Je la regarde, sidérée.

— Tu crois vraiment que c’est une question de cadeau ?
— Je sais pas… Peut-être que tu devrais lui parler.

Je secoue la tête. Parler à mon père ? Lui dire quoi ? Que j’ai mal depuis vingt ans ? Que je me sens transparente à côté d’Élodie ? Que j’aurais aimé qu’il me regarde comme il la regarde elle ?

La nuit est tombée quand je rentre chez moi. Mon appartement sent le renfermé et la solitude. Je m’effondre sur le canapé et laisse enfin couler mes larmes. Pourquoi est-ce si difficile d’être aimée pareillement ? Pourquoi certains enfants semblent-ils nés pour être adorés et d’autres pour être oubliés ?

Les jours passent. Élodie part en voyage de noces. Mon père ne m’appelle pas. Ma mère m’envoie des messages maladroits : « Tu vas bien ? Tu veux dîner ce week-end ? » Je réponds vaguement.

Un soir, je croise mon père par hasard au marché du quartier. Il hésite avant de venir vers moi.

— Camille… Tu as deux minutes ?

Je sens mon cœur battre trop fort.

— Oui.

Il cherche ses mots.

— Je sais que tu m’en veux… Pour Élodie… Pour tout ça…
— Ce n’est pas qu’une question de cadeaux, papa.
— Je sais… Mais je ne sais pas comment faire avec toi. Avec Élodie, tout est simple… Toi, tu es différente…
— Différente comment ?
— Tu n’as jamais eu besoin de moi… Tu étais forte dès petite…

Je ris jaune.

— Peut-être que j’aurais aimé avoir le droit d’être faible parfois.

Il baisse les yeux.

— Je suis désolé si je t’ai blessée… Je ne voulais pas…

Je voudrais hurler que ce n’est pas suffisant, que ça ne répare rien. Mais je me tais. Il ne saura jamais vraiment ce que ça fait d’être l’enfant invisible.

En rentrant chez moi ce soir-là, je me regarde dans le miroir et je me demande : est-ce que la jalousie fait de moi une mauvaise sœur ou seulement une fille qui réclame sa part d’amour ? Est-ce qu’on peut vraiment guérir de l’injustice familiale ou faut-il apprendre à vivre avec ce vide ? Qu’en pensez-vous ?