Entre deux feux : Quand mon mari ne peut pas dire à sa mère que nous ne pouvons pas avoir d’enfants
« Isabelle, tu pourrais passer la salade à Damien ? » La voix de ma belle-mère, Monique, résonne dans la salle à manger, tranchante comme un couteau. Je tends le plat à mon mari, le regard fuyant. Autour de la table, les conversations s’entrecroisent, mais je n’entends que les sous-entendus, les silences lourds.
Monique pose soudain sa fourchette, me fixe : « Alors, vous nous annoncez quand la bonne nouvelle ? Il serait temps de penser à agrandir la famille, non ? »
Le cœur me serre. Damien baisse les yeux sur son assiette. Je sens la colère monter, mais aussi la honte. Encore une fois, il ne dira rien. Encore une fois, c’est moi qui vais encaisser.
Cela fait six ans que nous sommes mariés. Six ans de tentatives, d’espoirs déçus, d’examens médicaux humiliants à l’hôpital Cochin. Six ans à voir mes amies tomber enceintes, à sourire devant leurs photos de bébés sur WhatsApp, à répondre « bientôt, j’espère » aux questions indiscrètes. Mais rien. Rien que le vide.
Au début, Damien était présent. Il venait avec moi aux rendez-vous chez le gynécologue, il me tenait la main pendant les échographies. Mais plus le temps passait, plus il se refermait. Il disait : « On n’est pas obligés d’en parler à tout le monde. » Mais ce n’est pas « tout le monde ». C’est sa mère. C’est cette femme qui me regarde comme si j’étais incomplète.
Un soir d’hiver, après un énième dîner chez ses parents à Versailles, j’ai craqué. Dans la voiture, j’ai explosé :
— Tu ne vois pas ce que ça me fait ? À chaque fois, elle me regarde comme si j’étais coupable !
Damien a serré le volant :
— Ce n’est pas facile pour moi non plus…
— Mais tu ne dis rien ! Tu me laisses seule face à elle !
Il a soupiré longuement, puis s’est tu. Le silence entre nous était plus glacial que la nuit dehors.
Les semaines ont passé. Je me suis réfugiée dans mon travail à la médiathèque municipale de Boulogne-Billancourt. Je classais les livres mécaniquement, je souriais aux enfants qui venaient écouter des histoires le mercredi après-midi. Mais le soir, en rentrant dans notre appartement silencieux, je sentais le poids de l’absence.
Un dimanche matin, alors que je préparais du café, Damien est arrivé derrière moi.
— Maman veut qu’on vienne déjeuner aujourd’hui.
J’ai posé la cafetière un peu trop fort sur le plan de travail.
— Tu vas lui dire ?
Il a détourné les yeux.
— Je… Je ne sais pas comment faire.
J’ai senti mes larmes monter. J’ai murmuré :
— Moi non plus.
Ce jour-là, chez Monique et Jean-Pierre, j’ai senti que tout allait exploser. Monique a commencé à parler du baptême du petit-fils de sa voisine : « Tu vois Isabelle, il faut profiter tant qu’on est jeunes… »
J’ai serré ma serviette entre mes doigts. Damien ne disait rien. J’ai senti une colère sourde m’envahir.
Après le dessert, alors que tout le monde était au salon devant un reportage sur France 2, Monique m’a prise à part dans la cuisine.
— Isabelle… Tu sais, Damien est fils unique. J’aimerais tant être grand-mère…
J’ai senti mes jambes fléchir.
— Je fais ce que je peux, Monique…
Elle a posé sa main sur mon bras :
— Tu devrais peut-être consulter quelqu’un…
J’ai eu envie de hurler. Mais j’ai juste hoché la tête et suis sortie rejoindre les autres.
Le soir même, j’ai dit à Damien :
— C’est fini. Je ne peux plus continuer comme ça. Si tu ne lui dis pas la vérité, je le ferai moi-même.
Il m’a regardée comme si je venais de le gifler.
— Tu n’as pas le droit ! C’est notre histoire !
— Justement ! Notre histoire est en train de nous détruire !
La semaine suivante a été un enfer. Nous ne nous parlions presque plus. Je dormais mal ; je faisais des cauchemars où Monique me poursuivait dans des couloirs sans fin.
Un jeudi soir, alors que Damien rentrait tard du travail, j’ai pris mon téléphone et appelé Monique.
— Monique… Il faut qu’on parle.
Le lendemain, je suis allée chez elle. J’avais préparé mes mots toute la nuit.
— Monique… Je sais que vous attendez beaucoup de nous. Mais… Damien et moi avons des difficultés à avoir un enfant. Nous avons tout essayé. Les médecins disent que c’est très compliqué… Peut-être impossible.
Elle m’a regardée longtemps sans rien dire. Puis elle a éclaté en sanglots. Je ne savais plus si je devais la consoler ou partir en courant.
Quand Damien l’a appris, il m’en a voulu terriblement. Il m’a accusée de trahir notre intimité. Nous avons failli nous séparer.
Mais peu à peu, quelque chose a changé. Monique a cessé ses remarques blessantes. Elle m’a même invitée à prendre un thé « juste entre femmes ». Damien a fini par comprendre que ce secret nous rongeait plus qu’il ne nous protégeait.
Aujourd’hui encore, la douleur est là. L’absence aussi. Mais au moins, je n’ai plus honte de mon histoire.
Parfois je me demande : combien de femmes vivent dans ce silence ? Combien de couples se déchirent pour des secrets qu’on n’ose pas partager ?