Entre silence et vérité : Mon enfance sans père à Saint-Étienne

« Tu ne comprends donc rien, Camille ?! » La voix de ma mère résonne dans la cuisine exiguë, rebondissant sur les murs jaunis par le temps. Je serre les poings, la gorge nouée. Ce n’est pas la première fois que notre dispute éclate ainsi, mais ce soir-là, la tension est différente. Peut-être parce que j’ai osé poser LA question : « Pourquoi il n’est jamais venu ? Pourquoi il ne m’a jamais écrit ? »

Ma mère détourne les yeux, essuie nerveusement ses mains sur son tablier. Ma grand-mère, assise près de la fenêtre, reste silencieuse, le regard perdu dans la nuit stéphanoise. Le silence s’installe, épais, presque tangible. J’ai grandi dans ce silence, dans ce deux-pièces du quartier de Montreynaud, où chaque euro comptait et où les voisins savaient tout de nous – sauf l’essentiel.

Mon père. Jean-Luc. Un nom que je prononçais à voix basse, comme une incantation interdite. Je savais qu’il vivait à Lyon, qu’il avait une autre femme, deux enfants blonds sur les photos que j’ai découvertes par hasard dans un tiroir. Ma mère disait toujours : « Il n’a pas sa place ici. » Mais moi, j’aurais voulu qu’il m’en fasse une, quelque part.

À l’école, je mentais. Je disais qu’il travaillait à l’étranger, qu’il m’envoyait des cartes postales. La vérité me brûlait la langue, mais la honte était plus forte. Les autres enfants parlaient de leurs week-ends chez papa, des cadeaux reçus à Noël. Moi, je rentrais chez nous, où l’on comptait les pièces pour acheter du pain et où la télévision servait de berceuse.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits gris de Saint-Étienne, j’ai surpris une conversation entre ma mère et ma grand-mère. « Elle a le droit de savoir », disait Mamie d’une voix tremblante. « Et puis quoi ? Pour qu’elle souffre encore plus ? » répliquait ma mère. J’ai compris ce soir-là que le silence était leur façon de me protéger – ou de se protéger elles-mêmes.

Les années ont passé. J’ai grandi avec cette absence comme une ombre sur mes épaules. À l’adolescence, la colère a remplacé la tristesse. Je claquais les portes, je hurlais mon mal-être dans des journaux intimes que je cachais sous mon matelas. Ma mère travaillait tard à l’usine Michelin ; Mamie vieillissait trop vite. J’étais seule avec mes questions.

Un jour, au lycée, mon professeur de français – Monsieur Lefèvre – m’a demandé d’écrire un texte sur « la personne qui a le plus influencé votre vie ». J’ai failli écrire « personne ». Mais j’ai parlé de ma mère et de sa force silencieuse. Quand il m’a rendu ma copie, il m’a dit : « Le silence peut être une prison ou un refuge. À toi de choisir ce que tu en fais. »

C’est ce jour-là que j’ai décidé d’écrire à Jean-Luc. Une lettre simple : « Je suis Camille. J’aimerais te rencontrer. » J’ai attendu des semaines sans réponse. Puis un matin, une enveloppe est arrivée. Son écriture tremblante : « Je ne sais pas si j’en ai le droit… »

J’ai relu ces mots des dizaines de fois. Ma mère a trouvé la lettre et s’est effondrée en larmes. « Tu ne comprends pas… Il nous a abandonnées ! » J’ai crié aussi fort que j’ai pu : « Mais moi, je n’ai rien fait ! »

Le conflit a explosé entre nous trois. Mamie tentait d’apaiser les choses : « Il faut laisser Camille choisir… » Mais ma mère refusait d’entendre raison. Pendant des semaines, on s’est parlé à peine. La maison était glaciale malgré le chauffage électrique qui grésillait.

Finalement, c’est Mamie qui m’a accompagnée à Lyon un samedi matin de mars. Le train tanguait sous mes jambes tremblantes. Sur le quai de la gare Part-Dieu, je l’ai vu : un homme fatigué, les cheveux gris, les mains dans les poches.

« Bonjour Camille », a-t-il murmuré en baissant les yeux.

Je n’ai pas su quoi dire. Nous avons marché dans les rues animées du centre-ville, évitant les sujets qui fâchent. Il m’a parlé de ses enfants – mes demi-frères –, de son travail d’informaticien, de ses regrets aussi.

« Je n’ai pas su être là pour toi… »

J’aurais voulu hurler ma colère, mais je n’ai rien dit. Le silence encore.

De retour à Saint-Étienne, ma mère m’attendait sur le pas de la porte. Elle m’a serrée contre elle si fort que j’ai cru étouffer.

« Je voulais te protéger », a-t-elle sangloté.

Je l’ai crue. Mais au fond de moi, une question restait sans réponse : pourquoi le silence fait-il plus mal que la vérité ?

Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces lignes dans mon petit appartement d’étudiante à Lyon, je me demande : peut-on vraiment pardonner l’absence ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poids du silence dans votre famille ?