Le prix du sommet : Chronique d’un amour fissuré
« Tu pars déjà ? » La voix de François résonne dans le couloir, brisée, presque étrangère. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant trop fort. Il est 6h du matin, Paris s’éveille à peine, mais notre appartement du 11e arrondissement semble plongé dans une nuit sans fin.
Je me retourne, croise son regard. Il porte encore ce vieux t-shirt bleu qu’il met quand il ne veut pas parler. « Je dois y aller », je murmure. Il ne répond pas. Je sais qu’il ne me retiendra pas. Pas cette fois.
Il y a cinq ans, j’aurais tout donné pour qu’il me supplie de rester. Mais aujourd’hui, je suis fatiguée de supplier moi-même pour exister dans sa vie. J’ai longtemps cru que l’amour suffisait, que nos soirées à refaire le monde sur le balcon, nos fous rires au marché d’Aligre, étaient plus forts que tout. Mais la réalité s’est imposée, brutale : l’amour ne nourrit pas l’ambition, et l’ambition ne nourrit pas l’amour.
François était journaliste, passionné, brillant. Moi, je travaillais dans une petite maison d’édition, heureuse de mon équilibre précaire entre manuscrits et dîners improvisés. Mais tout a changé le jour où il a reçu ce prix prestigieux, le Prix Albert Londres. Soudain, il n’était plus seulement François, mon compagnon ; il était « François Martin », invité sur tous les plateaux télé, sollicité par les plus grands journaux.
Au début, j’étais fière. Je l’accompagnais partout, souriante, même quand on me présentait comme « la femme de ». Mais peu à peu, j’ai senti le vide s’installer. Il rentrait tard, parlait sans cesse de ses reportages à Kaboul ou à Marseille, oubliait nos anniversaires. Un soir, alors qu’il rentrait d’un gala, il m’a lancé : « Tu pourrais essayer d’être un peu plus ambitieuse, non ? »
Cette phrase m’a transpercée. Moi qui croyais que notre force venait de notre complémentarité… J’ai commencé à douter. Peut-être avait-il raison ? Peut-être étais-je trop effacée ?
J’ai alors décidé de changer. J’ai accepté un poste à responsabilité chez Gallimard, multiplié les projets, les réunions tardives. J’ai découvert une autre facette de moi-même : déterminée, créative, capable de tenir tête à des directeurs exigeants. Je me suis sentie vivante comme jamais.
Mais à la maison, tout se délitait. Nos emplois du temps ne coïncidaient plus. Les repas se faisaient rares ; les silences, pesants. Un soir d’hiver, alors que je rentrais d’une conférence à Lyon, j’ai trouvé François assis dans le noir. « Tu n’es plus jamais là », a-t-il murmuré. J’ai voulu lui expliquer que je faisais ça pour nous, pour qu’il soit fier de moi. Mais il a secoué la tête : « Ce n’est pas toi que je perds… c’est nous. »
Les disputes sont devenues notre quotidien : qui devait faire les courses, qui avait oublié d’appeler la mère de l’autre, qui sacrifiait le plus pour l’autre… Un matin, il a claqué la porte si fort que les voisins ont frappé au mur.
Je me suis alors réfugiée dans mon travail. Les succès se sont enchaînés : un prix littéraire pour un auteur que j’avais découvert, une promotion inattendue… Mais chaque victoire sonnait creux en rentrant dans cet appartement silencieux.
Un dimanche pluvieux de novembre, ma mère m’a appelée : « Ma chérie, tu as l’air fatiguée… Tu es heureuse ? » J’ai éclaté en sanglots. Je n’avais pas pleuré depuis des mois. Elle m’a conseillé de prendre du recul, de réfléchir à ce qui comptait vraiment.
J’ai proposé à François une pause. Il a accepté sans discuter. C’est là que j’ai compris que nous étions déjà perdus.
Ce matin-là, en fermant la porte derrière moi, j’ai senti le froid m’envahir. J’ai marché jusqu’au métro Voltaire sans me retourner. Dans la rame bondée, j’ai croisé mon reflet dans la vitre : une femme forte mais seule.
Je repense souvent à nos débuts : les pique-niques sur les quais de Seine, les rêves partagés sous les toits de Paris… Où avons-nous dérapé ? Est-ce la société qui nous pousse à toujours vouloir plus ? Ou bien avons-nous simplement oublié d’écouter nos cœurs ?
Aujourd’hui, je suis directrice éditoriale et respectée dans mon milieu. Mais chaque soir, en rentrant chez moi, je me demande : « À quoi bon gravir tous les sommets si c’est pour se retrouver seule au sommet ? »
Et vous… Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour réussir ? Le bonheur se mesure-t-il vraiment à la hauteur de nos ambitions ?