Nous faisions semblant de ne pas être là – Quand être grands-parents devient un fardeau

« Papa, ouvre ! Je sais que vous êtes là ! »

La voix de ma fille, Élodie, résonne dans le couloir, mêlée à celle de ses enfants qui tambourinent contre la porte. Je retiens mon souffle, assis dans le noir à côté de Françoise, ma femme. Nous avons éteint toutes les lumières, tiré les rideaux, et même baissé le son de la télévision. Nos cœurs battent si fort que j’ai peur qu’on les entende à travers le bois de la porte.

Je n’aurais jamais cru en arriver là. Faire semblant de ne pas être chez soi pour éviter sa propre famille… Quelle honte. Mais ce soir, je n’en peux plus. Je suis fatigué, vidé. Depuis des mois, Élodie nous confie ses enfants presque chaque soir, sous prétexte qu’elle travaille tard ou qu’elle a besoin de souffler. Mais moi aussi, j’ai besoin de souffler. J’ai 68 ans, Françoise en a 66, et nos corps ne suivent plus le rythme effréné des petits.

« Tu crois qu’ils vont partir ? » chuchote Françoise, la voix tremblante.

Je serre sa main. « Je l’espère… »

Les coups redoublent. « Papa ! Maman ! Ouvrez ! J’ai vu ta voiture garée devant ! »

Je ferme les yeux. Je me revois jeune père, promettant à Élodie d’être toujours là pour elle. Mais aujourd’hui, je me sens trahi par cette promesse. Elle s’est transformée en une chaîne invisible qui m’empêche de vivre ma retraite comme je l’avais rêvée : tranquille, paisible, avec Françoise.

Le silence retombe enfin. Les pas s’éloignent dans l’escalier. Je relâche un souffle que je ne savais pas retenir. Mais la culpabilité me ronge déjà.

« On ne peut pas continuer comme ça », murmure Françoise. « Je t’aime, mais je n’en peux plus non plus… »

Je la regarde dans la pénombre. Ses yeux brillent de larmes retenues. Elle aussi a mal au dos, elle aussi voudrait lire un livre sans être interrompue toutes les cinq minutes par un « Mamie ! » ou un « Papi ! ». Mais comment dire non à sa propre fille ?

Le lendemain matin, le téléphone sonne. Je laisse sonner longtemps avant de décrocher.

« Papa ? » La voix d’Élodie est sèche. « Hier soir… Vous étiez là, hein ? Pourquoi vous n’avez pas ouvert ? »

Je sens la colère monter en elle, mais aussi une pointe d’inquiétude.

« On était fatigués », dis-je simplement.

Un silence lourd s’installe.

« Tu sais que j’ai besoin de vous… Je ne peux pas tout faire toute seule avec deux enfants et mon boulot… »

Je voudrais lui dire que moi non plus, je ne peux pas tout faire. Que j’ai donné toute ma vie pour elle et que maintenant j’aimerais penser un peu à moi. Mais je n’ose pas.

« On t’aime, Élodie », souffle Françoise à côté de moi. « Mais on est vieux maintenant… »

Élodie soupire. « Vous auriez pu me prévenir au moins… Les enfants étaient déçus. »

Je sens la culpabilité m’écraser encore plus fort.

Après avoir raccroché, je m’effondre sur le canapé.

« On est devenus les baby-sitters de notre propre famille », dis-je amèrement.

Françoise hoche la tête. « On n’a jamais appris à dire non… »

Le week-end suivant, Élodie débarque chez nous sans prévenir avec les enfants. Elle pose les sacs dans l’entrée et s’assoit lourdement à la table.

« J’en peux plus », dit-elle d’une voix lasse. « Le père des enfants ne veut plus les prendre le week-end… Au boulot c’est l’enfer… J’ai besoin de vous. »

Je regarde ses traits tirés, ses yeux cernés. Elle ressemble à une petite fille perdue. Mon cœur se serre.

Mais je pense aussi à Françoise qui s’est levée trois fois cette nuit pour aller aux toilettes à cause de ses douleurs articulaires. À moi qui n’arrive plus à dormir sans être réveillé par les cris des petits ou les messages d’Élodie sur WhatsApp.

« On ne peut plus continuer comme ça », dis-je doucement.

Élodie me fixe, incrédule.

« Tu veux dire quoi ? Que vous ne voulez plus voir vos petits-enfants ? »

« Non… Ce n’est pas ça », intervient Françoise en posant une main sur celle d’Élodie. « Mais on a besoin de temps pour nous aussi… On vieillit… On fatigue… »

Élodie se lève brusquement.

« Super ! Donc je dois tout gérer toute seule ? Merci papa, merci maman ! »

Elle claque la porte derrière elle en partant, laissant les enfants dans le salon qui nous regardent sans comprendre.

Je prends Arthur sur mes genoux et Zoé vient se blottir contre Françoise.

« Pourquoi maman est fâchée ? » demande Arthur.

Je caresse ses cheveux blonds en cherchant mes mots.

« Parfois, même les grands ont besoin de repos… »

Les jours passent dans une tension sourde. Élodie ne répond plus à nos messages. Les enfants ne viennent plus le mercredi après-midi. Le silence est pesant mais aussi reposant. Pour la première fois depuis longtemps, Françoise et moi allons nous promener main dans la main au parc Montsouris, savourant le chant des oiseaux et la douceur du soleil sur nos visages ridés.

Mais au fond de moi, la question demeure : ai-je le droit de penser à moi après tant d’années à m’occuper des autres ? Est-ce égoïste de vouloir profiter enfin de ma retraite ? Ou bien est-ce simplement humain ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce que vieillir donne vraiment le droit de dire non à ses propres enfants ?