Quand le silence hurle : L’histoire d’Ana et de la foi perdue
« Maman, pourquoi papa ne rentre pas ce soir ? » La voix de Camille, à peine un souffle dans la pénombre du salon, me transperça le cœur. Je n’avais pas de réponse. Depuis trois jours, Pierre avait disparu. Pas un mot, pas un message, rien. Juste ce silence assourdissant qui s’était abattu sur notre appartement du 18ème arrondissement, comme une chape de plomb.
Je me souviens encore du dernier matin. Pierre avait embrassé les enfants à la va-vite, m’avait lancé un regard fatigué, puis il était parti, sa sacoche sur l’épaule. Depuis, plus rien. J’ai appelé tous ses amis, ses collègues à la mairie, même sa mère à Lyon. Personne ne savait rien. La police avait pris ma déposition, mais leur regard sceptique me hante encore : « Madame, il arrive que des hommes partent quelques jours… »
Mais Pierre n’était pas ce genre d’homme. Ou alors je ne le connaissais pas.
Les jours suivants furent un enchaînement de cauchemars éveillés. Les enfants réclamaient leur père, les factures s’accumulaient sur la table de la cuisine, et mon contrat à durée déterminée à la bibliothèque venait de se terminer. Je n’avais plus rien, sauf cette peur viscérale qui me rongeait chaque nuit.
Ma mère, Françoise, débarqua un matin sans prévenir. Elle posa son sac sur la table et me fixa d’un air sévère :
— Ana, tu dois garder espoir. Pierre va revenir. Il t’aime, il aime les enfants.
Je sentis la colère monter.
— Et s’il ne revient pas ? Et si…
Je n’osais pas finir ma phrase. Ma mère détourna les yeux.
Les voisins chuchotaient sur mon passage. « La pauvre Ana… » J’entendais leurs murmures derrière les portes closes. Je me sentais étrangère dans ma propre vie.
Un soir, alors que je tentais d’endormir Paul, mon fils cadet, il s’est accroché à moi en sanglotant :
— Maman, tu crois que papa nous a oubliés ?
J’ai serré mon enfant contre moi, retenant mes propres larmes.
Les semaines passaient et le silence devenait insupportable. J’ai commencé à fouiller dans les affaires de Pierre, cherchant un indice, une lettre, n’importe quoi. Rien. Juste cette odeur familière sur sa veste accrochée derrière la porte.
Un matin de novembre, j’ai reçu une lettre recommandée : notre bail arrivait à échéance et le propriétaire refusait de renouveler sans les deux signatures. Je me suis effondrée sur le carrelage froid de la cuisine. Comment allais-je nourrir mes enfants ? Où allions-nous vivre ?
J’ai appelé mon frère, Laurent. Il a soupiré au téléphone :
— Ana, tu dois te ressaisir. Tu ne peux pas rester comme ça à attendre…
— Mais je fais quoi ?
— Trouve un travail, n’importe quoi. Les enfants ont besoin de toi.
Cette nuit-là, j’ai compris que personne ne viendrait me sauver. Ni Pierre, ni ma famille, ni un miracle quelconque.
J’ai commencé à chercher du travail partout : cafés, supermarchés, même des ménages chez des particuliers du quartier. Certains employeurs me regardaient avec pitié ; d’autres détournaient les yeux devant mon CV trop vide ou mes horaires trop compliqués avec deux enfants.
Un soir d’hiver glacial, alors que je rentrais d’un entretien raté chez Monoprix, Camille m’attendait sur le palier avec un dessin : une maison avec trois personnages sous la pluie.
— C’est nous ? ai-je demandé.
Elle a hoché la tête.
— Mais il manque papa…
Elle a haussé les épaules et m’a tendu un feutre noir.
— Tu veux qu’on le dessine ensemble ?
J’ai pris le feutre mais ma main tremblait trop pour dessiner quoi que ce soit.
Les fêtes approchaient et l’absence de Pierre devenait une douleur physique. Ma mère voulait organiser un réveillon « comme avant », mais je n’en avais pas la force. Le 24 décembre au soir, j’ai préparé des pâtes au beurre pour les enfants et nous avons mangé en silence devant des guirlandes fatiguées.
La nuit suivante, j’ai craqué. J’ai hurlé dans l’oreiller pour ne pas réveiller les enfants. J’ai prié un Dieu auquel je ne croyais plus vraiment : « Faites-le revenir ou donnez-moi la force d’avancer sans lui ! »
C’est ce soir-là que j’ai pris une décision : je ne pouvais plus attendre dans ce silence qui me tuait à petit feu. J’ai commencé à écrire chaque jour ce que je ressentais dans un carnet trouvé au fond d’un tiroir. J’y ai mis mes peurs, mes colères, mes espoirs aussi. Peu à peu, écrire est devenu mon refuge.
Un matin de janvier, alors que je déposais Paul à l’école, une institutrice m’a proposé de donner quelques heures d’aide aux devoirs aux enfants du quartier. Ce n’était pas grand-chose mais c’était un début. J’ai accepté sans réfléchir.
Petit à petit, j’ai repris goût aux petites choses : le rire de Camille devant un dessin animé, les bras de Paul autour de mon cou le soir… J’ai compris que même sans Pierre, nous pouvions survivre — peut-être même vivre autrement.
Un an a passé depuis la disparition de Pierre. Je n’ai jamais eu de nouvelles. Parfois je rêve qu’il frappe à la porte et que tout recommence comme avant. Mais au fond de moi, je sais que j’ai changé.
Aujourd’hui encore, il m’arrive d’écouter ce silence qui m’a tant fait souffrir et d’y trouver une forme de paix. Peut-être que la vraie force réside dans notre capacité à avancer malgré l’absence et l’incertitude.
Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir tout perdu ? Ou bien reste-t-on à jamais marqué par ceux qui nous abandonnent ? Qu’en pensez-vous ?