Ne fais pas ça pour mon fils. Je vais espérer, et toi tu ne m’aimeras pas – l’histoire de Claire, à Nantes

« Tu ne comprends pas, Claire. Ce n’est pas contre toi, mais Thomas a déjà beaucoup souffert. » La voix de Vincent résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante, alors que je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Je voudrais lui répondre, crier que moi aussi, j’ai souffert, que moi aussi, j’ai besoin d’être aimée. Mais les mots restent coincés dans ma gorge, comme toujours.

Je m’appelle Claire, j’ai trente-quatre ans, et je vis à Nantes depuis que j’ai fui la maison de mes parents à Angers. Chez nous, l’amour était conditionnel : il fallait être sage, brillante, ne jamais faire de vague. Ma mère, Monique, me répétait sans cesse : « On ne fait pas ça chez nous. » Alors j’ai appris à me taire, à sourire quand il fallait, à cacher mes colères et mes peurs. Mais à force de vouloir plaire à tout le monde, je me suis perdue.

Quand j’ai rencontré Vincent, il y a deux ans, j’ai cru que tout allait changer. Il était veuf depuis peu, père d’un petit garçon de six ans, Thomas. Sa tristesse m’a touchée, sa tendresse m’a séduite. Il m’a dit un soir, sur les bords de l’Erdre : « Avec toi, j’ai l’impression de respirer à nouveau. » J’ai cru à ses mots, j’ai voulu y croire. Mais je n’avais pas compris que l’amour, dans une famille recomposée, c’est un champ de mines.

Dès le début, Thomas m’a rejetée. Il refusait de me parler, détournait la tête quand je lui proposais de jouer ou de lire une histoire. Un soir, alors que je tentais de lui faire goûter mon gratin dauphinois, il a renversé son assiette par terre et s’est mis à hurler : « Tu n’es pas ma maman ! » Vincent l’a pris dans ses bras, m’a lancé un regard désolé, mais n’a rien dit. J’ai ramassé les morceaux de pommes de terre en silence, le cœur en miettes.

Les mois ont passé, et rien n’a changé. Pire : Vincent s’est mis à prendre parti pour son fils, à me demander d’être patiente, de comprendre. « Il a perdu sa mère, Claire. Il a besoin de temps. » Mais combien de temps ? Et moi, qui me donnait tout entière à eux, qui faisais des efforts chaque jour pour être la femme parfaite, la belle-mère idéale, qui pensait à leurs anniversaires, à leurs petits déjeuners préférés ?

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres, j’ai surpris une conversation entre Vincent et sa sœur, Sophie. « Tu crois qu’elle s’en sortira avec Thomas ? » a-t-elle chuchoté. Vincent a soupiré : « Je ne sais pas. Je fais ça pour Thomas. Il a besoin d’une présence féminine, mais… » Il n’a pas fini sa phrase. J’ai compris ce soir-là que je n’étais qu’un pansement sur leur douleur, une solution pratique, pas un choix du cœur.

J’ai commencé à douter de moi, à me demander si j’étais capable d’aimer vraiment ce petit garçon qui me rejetait. Les regards des autres parents à la sortie de l’école me rappelaient chaque jour que je n’étais pas « la vraie maman ». Les fêtes d’école étaient un supplice : Thomas refusait que je vienne, et Vincent me disait doucement : « Ce n’est pas grave, laisse-lui du temps. »

Ma propre famille ne m’aidait pas. Mon père, Jean-Pierre, m’a appelée un dimanche matin : « Tu t’acharnes pour rien, Claire. Ce n’est pas ton rôle. » Ma mère, elle, m’a demandé si je ne voulais pas plutôt penser à avoir un enfant « à toi ». Mais comment faire un enfant dans un foyer où je ne me sens même pas légitime ?

Un soir, après une dispute avec Vincent – il m’avait reproché d’avoir grondé Thomas parce qu’il avait cassé mon vase préféré – je me suis effondrée. « Tu ne fais pas ça pour moi, Vincent. Tu fais ça pour ton fils. Mais moi ? Qui pense à moi ? » Il m’a regardée, les yeux pleins de fatigue : « Je ne sais plus, Claire. »

J’ai pris mes clés et je suis sortie dans la nuit. J’ai marché longtemps dans les rues de Nantes, sous la pluie, sans but. J’ai pensé à tout ce que j’avais sacrifié pour eux : mes amis, mes rêves, ma dignité parfois. J’ai pensé à la petite fille que j’étais, qui voulait juste qu’on l’aime pour ce qu’elle est. Et j’ai compris que je ne pouvais pas continuer ainsi.

Le lendemain, j’ai fait ma valise. Vincent m’a regardée faire sans un mot. Thomas est resté dans sa chambre, la porte fermée. Avant de partir, j’ai laissé une lettre sur la table :

« Je t’ai aimé, Vincent. J’ai essayé d’aimer Thomas. Mais je ne peux pas être celle qui s’efface toujours pour les autres. Je mérite d’être choisie, pas tolérée. »

Aujourd’hui, je vis seule dans un petit appartement près du marché de Talensac. Parfois, je croise des familles heureuses dans la rue et mon cœur se serre. Mais je me reconstruis peu à peu. J’apprends à m’aimer, à ne plus chercher l’approbation des autres à tout prix.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un qui ne nous laisse jamais entrer dans sa vie ? Est-ce qu’on doit s’oublier pour être acceptée ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?