« Tu nous fais honte, maman » – Mon amour après soixante ans et le jugement de mes enfants

« Tu nous fais honte, maman ! »

La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette matinée glaciale de février à Nantes. Mon fils, Julien, détourne le regard, les mâchoires crispées. Je les regarde, mes enfants, mes bébés devenus adultes, et je sens mon cœur se fissurer.

— Je ne comprends pas, souffle Julien. Papa n’est même pas parti depuis cinq ans… Et toi, tu…

Il ne termine pas sa phrase. Il n’a pas besoin. Je sais ce qu’il pense : que je trahis la mémoire de leur père, que je suis égoïste, indécente, ridicule. À soixante-trois ans, tomber amoureuse ? Ce n’est pas dans l’ordre des choses, pas pour une femme comme moi, pas selon eux.

Je me lève, pose ma tasse dans l’évier. Mes mains tremblent toujours. J’ai envie de crier, de leur dire que j’ai été seule trop longtemps, que la maison est trop grande et trop vide depuis que leur père est parti. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je me contente de murmurer :

— Je suis désolée si je vous déçois.

Claire se lève brusquement, sa chaise grince sur le carrelage.

— Ce n’est pas une question de déception, maman. C’est… Tu exposes notre famille. Les voisins parlent déjà. Tu sors avec un homme que tu as rencontré au club de lecture ! Tu ne penses pas à nous ?

Je ferme les yeux. Les voisins. Toujours les voisins. Dans notre quartier résidentiel, tout se sait, tout se juge. Mais ce n’est pas pour eux que je vis. Pas pour eux que j’ai accepté l’invitation de Bernard, ce veuf doux et cultivé qui m’a fait rire pour la première fois depuis des années.

Je me revois, il y a trois mois, assise à côté de Bernard à la médiathèque municipale. Il m’a parlé de son amour pour Prévert, de ses promenades sur les bords de l’Erdre. Il m’a proposé un café. J’ai hésité, puis j’ai dit oui. Ce « oui » a tout changé. J’ai redécouvert le frisson d’attendre un message, la joie de marcher main dans la main, le plaisir d’être regardée autrement que comme « la veuve de Michel » ou « la mère de Claire et Julien ».

Mais à chaque sourire échangé avec Bernard, une ombre planait : celle du regard de mes enfants. Leur silence, leurs regards lourds de reproches. Je me suis cachée au début. J’ai menti. J’ai inventé des sorties avec des amies. Mais la vérité a fini par éclater. Une voisine a vu Bernard m’embrasser devant la boulangerie. Le soir même, Claire m’a appelée, furieuse.

— Tu n’as pas honte ?

J’ai senti la colère monter en moi. Pour la première fois, j’ai eu envie de lui répondre : « Non, je n’ai pas honte. J’ai été une bonne épouse, une bonne mère. J’ai tout donné. Maintenant, c’est à moi de vivre. » Mais je n’ai rien dit. J’ai pleuré, seule, dans ma chambre.

Depuis, les repas de famille sont devenus tendus. Julien évite le sujet. Claire me lance des piques à peine voilées. Bernard, lui, attend patiemment. Il ne veut pas me brusquer. Il comprend mes doutes, mes peurs. Un soir, alors que je rentrais d’un dîner chez lui, il m’a prise dans ses bras.

— Tu as le droit d’être heureuse, Françoise. Même à ton âge. Surtout à ton âge.

Ses mots m’ont bouleversée. Pourquoi devrais-je renoncer à l’amour parce que mes enfants n’acceptent pas que je sois autre chose qu’une mère ? Pourquoi devrais-je m’effacer pour ne pas déranger ?

Un dimanche, j’ai décidé d’inviter Bernard à déjeuner. J’ai prévenu Claire et Julien. Ils sont venus, à contrecœur. Le repas a été un désastre. Claire n’a presque pas parlé. Julien a posé des questions froides, presque agressives :

— Et vous faites quoi dans la vie, Bernard ? Vous avez des enfants ?

Bernard a répondu avec calme. Il a parlé de sa fille, qui vit à Lyon, de ses petits-enfants. Il a raconté comment il avait perdu sa femme, lui aussi. Mais rien n’y a fait. L’atmosphère était glaciale.

Après le dessert, Claire a éclaté :

— Tu ne penses qu’à toi, maman ! Tu nous fais passer pour des imbéciles devant tout le monde. Tu n’as pas le droit de refaire ta vie comme ça.

J’ai senti une colère sourde monter en moi. J’ai posé ma serviette, regardé mes enfants droit dans les yeux.

— J’ai été seule pendant des années. J’ai pleuré votre père chaque nuit. J’ai tout fait pour que vous soyez heureux. Aujourd’hui, j’ai envie d’être heureuse moi aussi. Est-ce trop demander ?

Julien a baissé les yeux. Claire s’est levée, furieuse, et a claqué la porte. Bernard m’a serrée contre lui. J’ai pleuré, mais cette fois, ce n’était pas de tristesse. C’était un mélange de soulagement et de peur.

Depuis ce jour, Claire ne m’adresse plus la parole. Julien m’appelle de temps en temps, mais il évite le sujet. Je sens leur jugement à chaque silence, à chaque absence. Parfois, je doute. Suis-je une mauvaise mère ? Ai-je le droit de choisir mon bonheur au détriment de mes enfants ?

Mais quand je suis avec Bernard, quand il me regarde avec tendresse, je me sens vivante. Je me rappelle que la vie ne s’arrête pas à soixante ans, ni à la mort d’un mari. J’ai le droit d’aimer, d’être aimée, même si cela dérange.

Ce soir, en regardant la photo de famille sur la cheminée, je me demande : « Est-ce que le bonheur d’une mère doit toujours passer après celui de ses enfants ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi, enfin ? »

Et vous, qu’en pensez-vous ?