Dix-huit ans de café et de silence : La vérité que j’ai découverte quand Monsieur Dupuis a disparu
« Vous reprendrez un sucre, Monsieur Dupuis ? » Ma voix résonne dans le silence du matin, brisant à peine la brume qui flotte sur le comptoir. Il ne répond pas, comme d’habitude. Dix-huit ans que je lui pose la question, dix-huit ans qu’il me répond par un grognement ou un hochement de tête à peine perceptible. Je m’appelle Claire, j’ai quarante-trois ans, et je tiens ce bistrot hérité de ma mère, rue Saint-Laud, à Angers.
Ce matin-là, la chaise de Monsieur Dupuis reste vide. Je regarde l’horloge : 8h12. Il est toujours là à 8h05, jamais en retard, jamais absent. Je sens une boule se former dans ma gorge, un mélange d’inquiétude et d’agacement. Pourquoi m’inquiéter pour un homme qui ne m’a jamais adressé plus de trois mots d’affilée ?
Les clients habituels entrent, me saluent, commandent leur café. Je jette des coups d’œil à la porte, espérant voir apparaître sa silhouette voûtée, son manteau gris élimé, son chapeau déformé. Rien. La journée passe, lourde, interminable. Le lendemain, même absence. Et le surlendemain.
Le troisième jour, je craque. « Vous savez ce qui est arrivé à Monsieur Dupuis ? » demandé-je à Lucien, le facteur. Il hausse les épaules. « Pas vu depuis lundi. Peut-être malade ? »
Je décide d’aller voir. Je connais son adresse, il me l’a griffonnée un jour où il avait oublié son portefeuille. J’hésite devant la porte de son immeuble, puis je monte, le cœur battant. Personne ne répond. Je frappe plus fort. Une voisine ouvre sa porte :
— Vous cherchez Monsieur Dupuis ?
— Oui… Je suis Claire, du bistrot.
— Ah… Il est parti à l’hôpital dimanche soir. Les pompiers sont venus. Il vit seul, vous savez.
Je rentre chez moi, le cœur serré. Je repense à toutes ces années où je l’ai servi sans rien savoir de lui. Pourquoi n’ai-je jamais posé de questions ? Pourquoi ai-je accepté ce silence comme une fatalité ?
Les jours passent. J’apprends par Lucien que Monsieur Dupuis est décédé. Pas de famille, pas d’amis connus. La mairie cherche quelqu’un pour organiser les obsèques. Je me porte volontaire, sans trop savoir pourquoi. Peut-être par culpabilité, peut-être par besoin de donner un sens à ces dix-huit ans de café et de silence.
À la mairie, on me tend une petite boîte en carton : ses affaires personnelles. Dedans, un carnet usé, une photo d’un jeune garçon, une lettre jamais envoyée. Je feuillette le carnet : des listes de courses, des notes sur la météo, mais aussi des poèmes maladroits, des souvenirs d’enfance, des regrets griffonnés à la hâte.
« Si seulement j’avais eu le courage de parler à mon fils… »
Je comprends alors que Monsieur Dupuis n’était pas seulement cet homme bourru et silencieux. Il était un père brisé, un homme rongé par la solitude et les remords. Je lis la lettre, adressée à un certain Antoine :
« Mon fils, je t’ai laissé partir sans un mot. J’ai eu tort. Chaque matin, je bois un café en pensant à toi. Peut-être qu’un jour tu liras ces mots… »
Je pleure, là, dans mon bistrot vide, entourée de tasses sales et de souvenirs muets. Je me rends compte que j’ai jugé cet homme sans rien savoir de lui, que j’ai accepté la distance comme une protection, alors qu’elle n’était qu’un mur de peur et de douleur.
Le jour des obsèques, je suis la seule présente avec un employé de la mairie. Je pose une rose sur le cercueil, en pensant à tous ces silences partagés, à toutes ces occasions manquées.
Le soir, je ferme le bistrot plus tôt. Je regarde les chaises vides, la table de Monsieur Dupuis. Je pense à ma propre vie, à ma fille que je vois trop peu, à mon ex-mari avec qui je n’ai plus échangé que des banalités depuis des années.
Je prends mon téléphone et j’appelle ma fille :
— Allô, Juliette ? Tu vas bien ?
— Oui, maman… Tu as une drôle de voix, tout va bien ?
— Oui… Non… Je voulais juste te dire que tu me manques. Et que je t’aime.
Un silence, puis un souffle ému à l’autre bout du fil.
Ce soir-là, je comprends que la solitude n’est pas une fatalité, qu’il suffit parfois d’un mot, d’un geste pour briser la glace. Mais il faut du courage pour oser franchir ce pas.
En refermant la porte du bistrot, je me demande : Combien de Monsieur Dupuis croisent-on chaque jour sans les voir vraiment ? Combien de silences acceptons-nous par peur de déranger ? Et si, demain, j’osais simplement demander : « Comment ça va, vraiment ? »