Le prix de la bonté : « J’ai tout donné à ma famille, et je suis devenue la méchante »

« Tu ne comprends donc jamais rien, Camille ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de la porte, les jointures blanches, retenant mes larmes. C’est la troisième fois cette semaine qu’elle me reproche de ne pas en faire assez. Pourtant, je viens de finir mon deuxième service à la boulangerie, après huit heures à la pharmacie. Je n’ai même pas eu le temps de m’asseoir pour dîner.

Mon frère, Julien, traverse le salon sans un regard pour moi. Il s’effondre sur le canapé, casque vissé sur les oreilles, et commence à jouer à la console. Je me demande s’il se rend compte que c’est grâce à mes deux salaires qu’il peut s’offrir ce luxe. Mais il ne dit rien, jamais. Il laisse faire, il prend, il exige parfois, mais il ne donne rien en retour.

Je me souviens de l’époque où tout était différent. Papa était encore là, et même si l’argent manquait déjà, il y avait de la chaleur, des rires, des repas partagés. Après son accident, tout s’est effondré. Maman s’est enfermée dans sa tristesse, et moi, à dix-sept ans, j’ai pris le relais. J’ai arrêté la fac, trouvé un boulot, puis deux. Je me suis dit que c’était temporaire, que Julien finirait par grandir, que maman sortirait de sa torpeur. Mais les années ont passé, et rien n’a changé.

Un soir, alors que je rentre tard, je surprends une conversation entre maman et Julien. « Elle se prend pour qui, Camille ? Elle croit qu’on lui doit tout parce qu’elle paie les factures ? » Ma mère soupire : « Elle est trop dure, elle ne comprend pas qu’on souffre aussi. » Je reste figée derrière la porte, le cœur broyé. Je pensais être leur pilier, mais je ne suis qu’un fardeau à leurs yeux.

Les jours suivants, je tente d’en parler à maman. « J’ai besoin de votre soutien, moi aussi. Je ne peux plus tout porter seule. » Elle détourne les yeux. « Tu dramatises, Camille. Tu as toujours été trop sensible. »

Je me sens invisible, épuisée. À la pharmacie, je fais des erreurs, je me trompe de caisse. Mon patron me convoque : « Camille, tu dois te reposer. Tu ne peux pas continuer comme ça. » Mais comment faire ? Qui paiera le loyer, l’électricité, les courses ?

Un matin, je découvre que Julien a pris de l’argent dans mon portefeuille. Je le confronte. « J’en avais besoin, c’est tout. Tu ne vas pas en faire une histoire ! » Je crie, je pleure, je supplie. Maman prend sa défense : « Il est jeune, il a des soucis. » Et moi alors ? J’ai vingt-huit ans, et je n’ai jamais eu le droit d’avoir des soucis ?

La colère monte, la rancœur s’installe. Je commence à éviter la maison. Je dors parfois chez une collègue, Justine, qui m’écoute sans juger. « Tu n’es pas égoïste, Camille. Tu as le droit de penser à toi. » Mais la culpabilité me ronge. Si je pars, que deviendront-ils ?

Un soir, je rentre plus tôt. La maison est vide. Sur la table, une lettre de Julien : « Je pars chez un pote. J’en ai marre de tes reproches. » Maman est enfermée dans sa chambre. Je m’effondre dans la cuisine, seule, brisée.

Les semaines passent. Je réduis mes heures à la pharmacie. Je commence à écrire, à marcher, à respirer. Je découvre que la vie peut exister en dehors du sacrifice. Mais la solitude est lourde. Maman ne m’adresse plus la parole. Julien ne donne pas de nouvelles.

Un dimanche, je croise maman au marché. Elle me lance un regard glacial. « Tu nous as abandonnés. » Je voudrais lui hurler que c’est moi qu’ils ont abandonnée, mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Aujourd’hui, je vis seule dans un petit studio à Nantes. J’ai repris mes études par correspondance. Parfois, la tristesse me submerge. Je pense à tout ce que j’ai donné, à tout ce que j’ai perdu. Mais je me reconstruis, lentement.

Est-ce que j’ai eu tort de choisir ma survie plutôt que leur confort ? Est-ce que la bonté a un prix trop lourd à payer ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?