Ma famille, ces squatteurs : le jour où j’ai dit stop
— Non, Maman, ce week-end, ce n’est pas possible. On a besoin d’être seuls.
Ma voix tremble. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. De l’autre côté, j’entends le soupir outré de ma mère, suivi du silence pesant qui annonce la tempête. Depuis que Jasmina et moi avons acheté cette maison à la périphérie de Lyon, il y a trois ans, pas un mois ne s’est écoulé sans qu’un membre de ma famille ne vienne « profiter un peu » de notre hospitalité. Au début, c’était attendrissant : mon frère Paul qui débarquait avec ses enfants pour « changer d’air », ma cousine Sophie qui squattait le canapé en prétendant réviser ses concours, mon oncle Gérard qui trouvait toujours une fuite à réparer pour justifier sa présence…
Mais très vite, notre rêve de tranquillité s’est effondré. La petite maison avec jardin et sauna que nous avions imaginée comme un cocon est devenue un carrefour permanent. Les cris des enfants résonnaient jusque tard dans la nuit, les casseroles s’empilaient dans l’évier, et Jasmina passait ses week-ends à changer les draps et à faire tourner la machine à laver. Je me suis surpris à redouter les vacances scolaires et les ponts du mois de mai.
Un soir de janvier, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé Jasmina assise sur les marches du perron, les yeux rouges. Elle m’a regardé sans un mot et j’ai compris que quelque chose avait cédé.
— Je n’en peux plus, Adrien. Ce n’est plus chez nous ici. On vit pour eux, pas pour nous.
J’ai voulu protester, minimiser, mais la vérité m’a frappé en plein cœur. Nous étions devenus les hôtes permanents d’une famille qui ne connaissait pas la gêne.
Le lendemain matin, alors que je buvais mon café en silence, Paul a débarqué sans prévenir avec ses deux enfants et leur chien. Jasmina a esquissé un sourire crispé. Paul s’est installé comme chez lui, a ouvert le frigo et a lancé :
— T’as pas du jus d’orange ? Les petits adorent ça.
J’ai senti la colère monter. J’ai regardé Jasmina et j’ai su qu’il fallait agir.
Le soir même, nous avons dressé une liste : qui venait, combien de temps, pour quelles raisons. Le constat était accablant : en trois ans, nous avions passé moins de six week-ends seuls dans notre propre maison.
— Il faut leur parler, Adrien. Leur dire que ça suffit.
Mais comment dire non à sa propre mère ? Comment expliquer à Paul qu’il abuse ? Comment affronter le regard blessé de Sophie ?
La semaine suivante, nous avons organisé un dîner « de famille ». Tout le monde était là : Maman, Paul et sa femme Claire, Sophie, Gérard et même tante Mireille qui ne sort jamais de chez elle sauf pour les grandes occasions.
Après le dessert, j’ai pris une grande inspiration.
— On voulait vous parler… Jasmina et moi avons besoin de retrouver un peu d’intimité. On vous aime tous beaucoup mais… on ne peut plus continuer comme ça. On a besoin que chacun prévienne avant de venir et qu’on limite les séjours à une fois par trimestre.
Un silence glacial est tombé sur la table. Maman a posé sa fourchette avec fracas.
— Ah ! Voilà ! Après tout ce qu’on a fait pour toi ! Tu nous jettes dehors comme des malpropres ?
Paul a levé les yeux au ciel.
— Franchement Adrien, t’exagères… On n’est pas des étrangers !
Jasmina a pris ma main sous la table. Sa voix s’est faite douce mais ferme :
— Ce n’est pas contre vous. Mais on a besoin de vivre aussi pour nous.
Sophie a éclaté en sanglots.
— Je n’ai nulle part où aller pendant mes stages ! Vous êtes ma seule famille !
J’ai senti la culpabilité me ronger mais je suis resté ferme. Gérard a tenté une blague pour détendre l’atmosphère mais personne n’a ri.
Les semaines suivantes ont été tendues. Maman ne m’a plus appelé pendant deux mois. Paul a boudé sur WhatsApp. Sophie m’a envoyé un long message accusateur. Mais peu à peu, le calme est revenu dans la maison. Jasmina et moi avons redécouvert le plaisir des petits-déjeuners tranquilles sur la terrasse, des soirées cinéma sans interruption et même des week-ends entiers sans visiteur imprévu.
Un dimanche matin, alors que je lisais tranquillement dans le salon baigné de soleil, Maman a sonné à la porte. Elle tenait un gâteau aux pommes encore chaud.
— Je peux entrer ? Juste pour un café…
J’ai souri et j’ai compris que poser des limites n’était pas trahir sa famille mais se respecter soi-même.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile en France de dire non à sa famille ? Est-ce égoïste de vouloir préserver son intimité ? Et vous, jusqu’où iriez-vous pour protéger votre espace vital ?